Ironique : le jeune Guy se retrouve à travailler dans « l’usine de pâte et papier » de Québec, pendant quelques étés, pour financer ses études ; lui qui allait devenir l’auteur de bande dessinée canadien le plus imprimé. Trois étés à surveiller les machines qui fabriquent le papier, à pousser les chutes au recyclage et à partager le quotidien des ouvriers de l’usine.
Rassemblant des anecdotes, détails amusants, bizarres ou même inquiétants, Guy Delisle prend prétexte de ces étés à l’usine pour nous faire partager ce « pays inconnu », comme il aime à le faire, tout en écrivant en pointillé sa relation compliquée avec son père.
Dictature… du travail
À 17 ans, cet étudiant en animation plonge dans l’univers très codifié des ouvriers de cette usine géante. Un mastodonte qui possède certaines machines uniques au monde et sort un volume immense de papier pour l’Amérique du Nord. À travers ce job d’été, il va croiser les travailleurs, observer les différences de classes sociales, les détails de ces vies liées aux machines. Si pour lui c’est un métier temporaire, il côtoie des collègues qui ont passé ou vont passer leurs vies dans le bruit et la chaleur de l’usine.
L’usine, c’est peut-être le personnage principal de cette histoire. Le protagoniste en explore les recoins, observe les conditions de travail difficiles, les roulements, les accidents, exposition aux produits chimiques, les conventions et habitudes de ces travailleurs. Contraintes du travail de nuit, contrainte d’être appelé au dernier moment sans possibilité de refuser ou de planifier ses jours de repos, la vie de l’usine rythme la vie des employés d’une manière particulière.
Guy Delisle n’oublie pas l’humour et s’amuse des différences d’âge ou de préoccupations entre un ado et des vieux briscards. Il met en scène le langage des signes des ouvriers, les astuces pour s’isoler dans ce monde bruyant, pour respirer.
Le jeune dessinateur y voit surtout un univers à éviter, lui donnant force et motivation pour chercher un job dans sa branche et ne pas rester à la manufacture comme son père.
La quête du père
Ce livre est aussi une quête autour de la figure paternelle. On comprend rapidement que le jeune Guy ne voit pas trop ce dernier, et son travail à l’usine va les rapprocher l’espace d’un instant. Le dessinateur met en scène cette rencontre d’une manière assez métaphorique, puisque le jeune héros l’aperçoit de loin, le cherche sans le trouver et finit par tomber sur lui au détour des méandres de l’usine.
À la lecture de ce livre, on comprend mieux l’importance de ses enfants dans ses livres de reportages ou les gags ses Guides du mauvais père. Avec beaucoup de finesse, on suit cette relation en filigrane qui apporte une profondeur inattendue à ce récit qui se présentait comme une suite d’anecdotes.
Du papier au dessin
Ce livre est aussi l’occasion pour l’auteur de parler de sa relation avec le dessin, de sa passion nouvelle pour Tardi, Moebius, Comès, Rochette, Lauzier, Gotlib, Pratt, Muñoz. Des auteurs qu’il découvre à la bibliothèque de son quartier et qui vont faire sa culture graphique. Du livre Franquin/Jijé – Comment on devient créateur de bandes dessinées qui le passionne jusqu’à une page d’Arzach qui l’obsède, l’ado lit beaucoup et dessine encore plus entre chaque nuit passée à l’usine.
Mais aussi son orientation vers l’animation, sa décision de se lancer dans un gros projet sans attendre la fin de ses études. La suite on a déjà pu la lire dans Shenzhen et Pyongyang.
Pour cet album, Guy Delisle a choisi la bichromie tout en gris avec des inserts d’orange pour créer un fil rouge graphique. Des fumées de soufre, des vapeurs ou la chaleur jusqu’au T-shirt de l’auteur ou onomatopées. Un album captivant, plein de subtilité qui donne des clefs de lecture pour relire ses œuvres précédentes.
Chroniques de jeunesse de Guy Delisle, Delcourt
Sortie janvier 2021
Illustrations : © Guy Delisle / Delcourt
Sauf © Guy Delisle / POW POW (pour la couverture Canadienne en image principale) / Delcourt (pour l’édition fr)