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par Republ33k - le 15/03/2016
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par Republ33k - le 15/03/2016

Corps et Âme, la critique

Si le trio composé du scénariste Alexis Nolent (alias Matz), de l'auteur/réalisateur Walter Hill et du dessinateur Jef nous avait livré un polar des plus académiques en la personne de Balles Perdues (paru en février dernier aux Editions Rue de Sèvres) c'était sans doute pour mieux dépasser les codes du genre dans un second temps. Cette deuxième étape de leur remarquée collaboration s'appelle Corps et Âmes, et s'impose comme un projet aussi atypique que fascinant.

Atypique, Corps et Âme l'est d'ailleurs à plus d'un titre. Simultanément développé à Hollywood sous le titre de Tomboy, A Revenger's Tale - avec Walter Hill à la réalisation et Sigourney Weaver ou encore Michelle Rodriguez devant la caméra - et en bande-dessinée, le projet avait fait parler de lui il y a quelques mois, à l'annonce de son entrée en production. En effet, les médias américains s'étaient inquiétés du pitch, qui voit un tueur à gages se réveiller dans le corps d'une femme, la faute à un mystérieux adversaire qui entend lui faire payer ses crimes passés. Un synopsis légèrement polémique et potentiellement sensible pour les personnes qui souhaiteraient ou ont déjà changé de genre, volontairement.

Mais la première qualité de Corps et Âme est justement de se dégager, assez rapidement, de ce synopsis complexe voire casse-gueule pour proposer une double réflexion sur le genre, justment. Celui par lequel nous nous définissons, d'une part, et le genre polar, de l'autre.

Commençons par la première, qui est peut-être la plus évidente. Si on aurait pu craindre, d'après le pitch originel, un traitement un peu lourdeau du sujet, Corps et Âme s'avère assez subtil dans son exploration de la thématique. Avec un personnage androgyne et le trait magnifiquement organique de Jef, on rentre directement dans le vif du sujet, mais sans heurts. Dès les premières pages, l'idée d'une réflexion sur le masculin et le féminin se dessine, et la ligne restera volontairement souple, comme pour mieux rendre hommage au personnage principal, qui n'a finalement que faire de se retrouver dans le corps d'une femme.

Car comme tout bon personnage de polar, Frank Kitchen, c'est son nom, est une âme perdue, qui ne saurait se définir clairement. Et si notre protagonsite devait le faire, comme on l'apprend au cours de cet album, il n'utiliserait sans doute pas son genre en guise de premier élément de description. Certes, Corps et Âme reste une histoire de vengeance, mais elle ne sera pas centrée autour du genre du protagoniste, plutôt utilisé par Matz et Walter Hill comme un outil de réflexion sur le sujet. Outil qui, au passage, permet aux deux scénaristes de rentrer dans le quotidien des femmes, et d'en dénoncer la violence.

Ce qui nous mène vers la deuxième réflexion sur le genre, ou devrais-je dire - pour éviter toute confusion - sur le polar. Dans ces récits, et surtout les plus hardboiled, comme disent nos amis anglo-saxons, les femmes sont souvent placées au second rang, occupant alors le rôle de sidekick, d'objet de désir ou de sujet de revanche. Pas très varié, on en conviendra. Or, l'intrigue de Corps et Âme permet justement au trio d'auteurs de faire émerger un personnage féminin, au sein d'un récit qui adopte par ailleurs tous les codes du polar.

Un protagoniste très porté sur la boisson, du sexe, un maximum de cigarettes et de nombreux soubresauts de violence... On retrouve tout cela dans le nouveau tire de Hill, Matz et Jef, mais les auteurs ont l'intelligence de renverser, petit à petit, les canons du polar pour proposer quelque chose de frais, et faire émerger une sorte de vigilante assez original, qu'on aimerait voir évoluer dans une éventuelle suite, qui sait.

Pour accompagner cette double démarche intelectuelle, les planches de Jef sont d'ailleurs idéales. Sa maîtrise totale de l'anatomie est tout à fait à propos, et parfaitement mise à profit par Walter Hill et Matz, qui offrent au dessinateur de nombreuses occasions de briller. Et Jef ne manque pas son coup, avec des planches globalement très impressionnantes, mais parfois déroutantes. En effet, leur composition a du mal à encaisser les très, voire trop nombreuses ellipses, qui fragmentent un peu trop le récit, et fragilisent les travaux de Jef, rendus déconcertants par quelques bonds dans le temps indigestes. Mais pour se rattraper, le trio pourra toujours compter sur une séquentialité un poil plus originale qu'à l'accoutumée, qui n'est pas sans nous rappeler que Matz et Jef s'essaieront bientôt à un "western à la Frank Miller."

Fort d'une double réflexion sur le genre, le nôtre et celui du polar, Corps et Âme est un récit évolutif, qui s'ouvre comme un énième récit urbain pour mieux en secouer les archétypes. Un album plutôt intriguant et fascinant, toujours aussi bien servi par les soins éditoriaux de Rue de Sèvres.

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