Après une quinzaine d’albums jeunesse, Mikaël s’est lancé dans une veine plus adulte et plus sombre autour de l’Amérique naissante, d’abord avec la série Promise scénarisée par Thierry Lamy, mais surtout en solo à partir de 2017 où il enchaîne un cycle new-yorkais : 3 diptyques qui explorent cette ville à une époque charnière de son histoire.
Avant Harlem qui sort cette semaine (le 21/01/22), nous avons pu faire connaissance de Giant et sa tragédie épistolaire dans le double album du même nom puis de Al Chrysler et son rêve américain dans Bootblack. Après avoir écumé le sud de l’île de Manhattan, place au nord et son Harlem en pleine mutation, entre guerres de gangs et reconversion de mafieux à la fin de la prohibition.
Au milieu, Stéphanie St. Clair, la reine d’Harlem surnommée Queenie, qui règne sur un empire clandestin. Pour ce nouveau livre, l’auteur de Bootblack s’inspire cette fois d’un personnage historique qui est en ce moment redécouvert en France, Elizabeth Colomba et Aurélie Lévy viennent d’en publier une biographie en bande dessinée Queenie, la marraine de Harlem et Mikaël en tire une fiction inspirée de faits réels qui prend place dans son cycle New Yorkais.
Une ville en quête d’identité (ou de pognon)
Venue de Martinique en Amérique, la reine du quartier nord de Manhattan a construit un empire que lui jalousent bon nombre de mafieux, dont le très impulsif Dutch Schultz. Stéphanie St. Clair organise une loterie populaire à l’échelle du quartier et brasse des milliers de dollars que lui envient ses ennemis ou les policiers du coin qui hésitent entre racisme et corruption.
Et de racisme il en sera question, tout comme les réflexions sur la place des Afro-Américains dans la construction de cette Amérique qui est en passe de devenir le centre du monde. Si dans les projets précédents, le dessinateur s’attaque à la dimension sociale des Américains inconnus qui ont bâti New York loin de l’histoire officielle, il change un peu d’axe avec ce personnage historique. La pauvreté, l’exclusion, l’éducation restent au cœur de cette Amérique des marges en plein New York, mais la figure de Queenie prend cette fois la place du collectif presque anonyme.
Dans cette trilogie, il est toujours question d’argent et d’identité, comme si ces 2 notions étaient les clefs pour l’intégration de ces nouveaux Américains. Pour Giant, ce sera l’argent offert et l’usurpation d’un nom, pour Al Chrysler l’argent volé et le choix d’un patronyme pour une nouvelle vie et pour Queenie ce sera l’argent à sauver et cette identité à faire accepter.
Chacun à sa manière traversera l’époque, derrière les publicités de l’American Dream et les tragédies de la grande dépression et se retrouvent dans la quête de l’ascension sociale promise, espérée ou acquise de haute lutte.
On pourrait presque parler de doubles vies pour chacun des personnages, entre impostures chez Giant ou Bootblack ; et évasion chez Harlem où la chef de gang Queenie laisse place à Stéphanie pour les virées dans les clubs de jazz, à la jeune antillaise évadée…
Au détour d’une case
D’ailleurs, des personnages se croisent à travers les albums, comme un clin d’œil au lecteur. On retrouve dans Harlem, le journaliste qui habitait sur le même palier que Giant et qui va avoir un rôle important dans cette nouvelle histoire. La narration des cases s’accompagne d’extraits de journaux qui donnent une double lecture des planches et rappellent subtilement que le texte et le visuel se complètent et ne se doublent pas forcément.
C’est l’une des forces de cette « série », l’énorme documentation accumulée par l’auteur transpire dans les dessins plutôt que les dialogues, et le dessinateur joue avec les différents plans dans sa mise en scène pour faire coexister ces populations new-yorkaises avec des détails très précis en filigrane. Parfois le dialogue principal est en arrière plan d’une scène du quotidien, parfois ce sont des panneaux ou décors qui en disent plus long sur l’époque & le lieu que l’action.
À l’exception de quelques cases pour rappeler l’immensité de New York, Mikaël a fait le choix d’un découpage tout en plan très serré. Toutes les cases sont des gros plans ou sont cadrées au plus près des protagonistes pour nous faire ressentir la densité, la vitesse et ce monde qui gravite autour de Queenie.
Son style semi-réaliste très « encré » s’accompagne d’une nouveauté sur l’utilisation de la couleur, avec des séquences flash-back où la jeune Stéphanie fuit son pays pour les USA. Des incursions sans textes dans une palette de bleu rehaussée d’une unique touche de jaune qui éclairent des éléments clefs de chaque case.
Ces passages, seuls les lecteurs les connaissent, au grand dam de Bob, le journaliste embarqué dans l’entourage de Queenie qui n’a pas le droit d’enquêter sur elle — mais qui en dira malheureusement un peu trop.
Comme à son habitude, Mikaël termine cette première partie sur plusieurs cliffhangers qui seront résolus dans le T2 et si vous avez envie d’en savoir plus, je vous invite à visionner notre interview en live de l’auteur ici :
Harlem (T1/2) de Mikaël, Dargaud
Illustrations : ©Mikaël / Dargaud