À 16 ans, iel fait sa première crise dissociative et commence à entendre la voix, intérieure, de celle qui deviendra sa meilleure alliée, Katina. Quelques années plus tard, iel commence sa transition pour devenir pleinement Emma. L’auteurice dessine ici les entretiens avec son psy qui soupçonne un TDI (Trouble Dissociatif de l’Identité) sans y croire. Va débuter un récit haletant et bouleversant qui bouscule et questionne. Sur les terres de son enfance, Emma va trouver des réponses à des questions oubliées pour enfin devenir qui elle veut être.
La deuxième règle de La troisième personne est : iI faut parler du livre d’Emma Grove plutôt deux fois qu’une
Vous pensez immédiatement à Fight Club et à Tyler Durden. Mais, ici pas d’hommes qui aiment la bagarre, ni de fabricant de savon ou rebelle qui s’ignore, mais plutôt une personne qui tente de devenir la femme qu’elle est. Nombre de réalisateurices ont abordé le thème du TDI sur grand écran. Shyamalan l’a aussi très bien fait dans Split, et avec Fight Club, vous avez deux portes d’entrée pour saisir La troisième personne.
À la différence majeure, hormis le groupe sectaire de chauves anticapitalistes et le monstre kidnappeur de jeunes adolescentes, que le récit est autobiographique. Emma met en lumière le TDI tel qu’il existe en tant que trouble et non plus en tant que sujet d’une œuvre de fiction.
Emma Grove est une auteurice britannique transgenre, atteinte d’un TDI et en 2022 iel a décidé de mettre son histoire en BD. La troisième personne est un roman graphique et autobiographique dans lequel l’auteurice se libère d’une grande partie de son histoire qui a été un vrai trauma pour iel. Dans une interview pour CBC Arts, Iel explique qu’au moment d’encrer les pages, ça a été très compliqué car c’était comme replonger sans cesse dans ses souvenirs et ses traumas : « Doing this book was hard and painful, but it was very healing » /(« Faire ce livre a été très difficile et douloureux, mais ça a été très salvateur. »).
La troisième personne est une œuvre magistrale et c’est un exemple parmi tant d’autres que l’art peut être une forme de liberté pour son auteurice et pour les lecteurices. Emma Grove insiste beaucoup sur le fait qu’iel s’est senti.e très libre de faire ce bouquin. Les 900 pages, ainsi que la couverture ont été faites totalement à main levée. Ici Emma Grove se livre à fleur de plume sur son histoire, son enfance et son parcours en quête de son identité. Iel revient sur ses années de recherche à travers des entretiens qu’iel a eu avec son psychologue, Toby. Comme pour avoir encore plus de liberté, iel partage à la troisième personne son récit… ses récits.

Un pour tous et tous pour … 3 ?
Emma se rend à chaque rendez-vous, elle a besoin de l’accord d’un psychologue pour débuter sa transition (avant chaque transition de genre, il faut obtenir la validation d’un psychologue pour débuter la prise d’hormones). Mais cela ne va pas se passer comme prévu quand Toby, le psychologue, va faire la rencontre d’Edgar, puis de Katina : 3 personnalités différentes, qui s’expriment différemment et pourtant toutes reliées à Emma.
L’album s’ouvre sur une note de l’auteurice dans laquelle iel explique que chaque dialogue utilisé est authentique, mais qui a été modifié pour pouvoir entrer dans les bulles (on peut le comprendre, le livre fait quand même déjà 900 pages…). Note suivie par une dédicace : « Pour Katina. On en a enfin fait un ensemble ».
Le livre débute par sa fin avec un chapitre d’introduction qui nous plonge dans un rendez-vous entre Toby et Emma. S’ensuit un préambule où l’on fait la rencontre d’Edgar, un adolescent tout ce qu’il y a de plus commun : il a une petite amie, il travaille dans une grande surface, il va au bar avec ses collègues. Mais dès lors, on comprend que ce sont les débuts du processus de réalisation. Edgar est Emma. Emma est Edgar. Puis ce sont les voix qui font leur apparition. Doucement, on comprend que quelque chose se trame, mais l’auteurice l’amène progressivement, de la même manière qu’elle l’a vécu. Edgar se travestit, il fréquente des soirées réservées aux femmes, en jupe et talons hauts. Apparaît alors Katina : c’est son double, iel est extraverti.e, impulsif.ve et adore la fête.
Au fil des pages, le temps passe et Edgar s’affirme de plus en plus en tant que Katina. Mais ça va plus loin qu’une simple envie de s’habiller en femme, Edgar veut en devenir une. Il débute alors sa transition, mais pour devenir pleinement la femme qu’il est, il lui faut voir un psychologue afin que ce dernier valide la prise d’hormones et le rendez-vous avec un endocrinologue.
Le Bon, la Brute et le tourment

Les séances avec Toby débutent alors et tout semble bien se passer pour Edgar/Katina, pourtant Toby n’est pas convaincu et sent que quelque chose cloche. L’auteurice évoque alors un ouvrage : She’s not there de Jennifer Boylan dans lequel Boylan explique que le TDI peut être un frein à la transition de genre. Toby n’en est pas persuadé mais il pense que sa patiente est atteinte de ce trouble. Durant les séances, Edgar/Katina semblent partir et à son retour iel n’a plus la même personnalité, oublie ce qui était dit, ne sait plus où iel se trouve…
Chaque épisode dissociatif est très bien illustré par Emma Grove qui le symbolise par une grande case noire où son personnage disparaît derrière ses longs cheveux. Edgar la personnalité originelle qui a pour seul but celui de travailler, l’impétueuse Katina et Emma l’écrivaine calme et réservée. Trois personnalités différentes qui cohabitent en un seul corps. Tout paraît évident, Edgar a un TDI et possède deux alters qui ont émergé dans le but de le protéger. Mais le protéger de quoi ?
Au fur et à mesure des séances, Edgar, qui lui ne se doute pas une seconde qu’iel a un TDI, a choisi le prénom Emma et commence par évoquer ses traumas d’enfance. L’auteurice représente des scènes assez absurdes, des échanges avec Toby qui paraissent complètement décousus et qui vont rendre les lecteurices un peu fous. On semble pris au piège dans son esprit, dans son flux de pensée et on tourne la page avec la volonté que des mots soient enfin posés de manière claire sur ce qu’a Emma.
Les dessins sont très simples, les traits sont fins et les personnages représentés apparaissent presque comme des bonshommes en bâtons. La BD prend l’allure d’un journal de bord et ressemble beaucoup aux blogs BD contemporains dans la forme d’aujourd’hui. Ce choix de style contraste avec le registre grave de l’album qui aborde des thèmes complexes et durs. Mais c’est aussi un moyen pour l’auteurice de rendre son propos plus accessible et simple. 900 pages, c’est long et 900 pages brouillées d’informations, de couleurs et de détails c’est compliqué. Emma Grove fait le choix de représenter les alters de manière très symbolique : Edgar a les yeux très peu détaillés, ce ne sont que des billes noires, Emma a les yeux très doux et en amande, et Katina, elle, a toujours les yeux exorbités. À cela s’ajoute un gaufrier régulier, ponctué parfois de cases noires, qui insiste sur le côté récurrent et quotidien de ces notes.
Un fauteuil pour deux… ou trois
La troisième personne est une œuvre essentielle. À l’heure où les études sur le genre (gender studies) acquièrent une légitimité importante, Emma Grove met sur le devant de la scène le sujet de la transidentité, celui des troubles mentaux et la charge mentale que cela peut entraîner.
Des sujets très actuels et peu connus du lectorat français. Et pour cause, c’est très rare qu’un auteur ou une autrice s’empare d’un sujet si complexe. C’est encore plus rare qu’un auteur ou une autrice le fasse dans une autobiographie et c’est encore bien plus rare qu’un auteur ou une autrice fasse tout ça dans une BD.
Même si des œuvres qui se penchent sur la question du genre, comme Mauvais genre de Chloé Cruchaudet ou Appelez moi Nathan de Catherine Castro et Quentin Zuttion ont vu le jour au début des années 2000 et ont eu un très beau succès, Emma Grove part de son histoire et de son vécu personnel pour écrire et construire son récit. Un récit vif et renversant construit en plusieurs parties (comme Emma) et qui s’appuie sur des dialogues authentiques ( et arrangés par l’auteurice comme le rappelle la note évoquée plus haut).
Avec un style tout en douceur et en simplicité, Emma Grove nous livre sa vie en 900 pages. 900 pages qui donnent le vertige tellement ce qu’elles contiennent est plein de vie et de réel. C’est une œuvre qu’il est nécessaire de lire, d’offrir parce qu’elle nous apprend des choses sur des vies singulières. On dit que c’est l’inconnu qui mène à la peur, ici Emma Grove nous amène très simplement dans une tranche de vie et bouscule les présupposés qui peuvent exister aujourd’hui. Plus que du divertissement, c’est un album instructif.
La troisième personne de Emma Grove, Delcourt
Traduction de Jeanne Mirodatos
Toutes les images sont © Emma Grove, Delcourt
