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Édito
par Thomas Mourier - le 24/10/2024
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par Thomas Mourier - le 24/10/2024

« Il y a un dialogue qui s’instaure entre l’artiste et son outil. » Interview de Mathieu Lauffray pour la conclusion de Raven

La liberté a un prix et il est élevé nous raconte Mathieu Lauffray dans sa trilogie Raven chez Dargaud, qui sous couvert d’une chasse au trésor et de pleines pages débordantes d’aventure et de nature luxuriante vient nous proposer quelques pistes de réflexion pour faire nos propres choix. Avec lui, on parlera des thématiques, mais aussi de technique, en explorant toutes les phases de son travail.

On aborde une grande partie de son parcours, son regard sur la technique et l’apprentissage, mais aussi sur l’arrivée des I.A. dans le domaine artistique. Crayons, pinceaux ou papier, voici une plongée dans l’artisanat d’un auteur qui cherche sans cesse à apprendre de nouvelles choses.

On évoque également ses collaborations ou comment l’écriture de Wilfrid Lupano a modifié un temps son propre style sur les débuts de Raven avant que Mathieu Lauffray revienne à son style propre ou encore la fin de Long John Silver où le dessinateur glisse un clin d’œil à la bataille réelle entre lui et Xavier Dorison dans les planches de l’album. 

On parle également de la condition d’auteur, d’argent et du moment où la passion prend le pas sur la raison. Et de son prochain projet, bref, après cet entretien, vous ne relirez plus ses albums de la même manière… 

🏴‍☠️ Questions de pirates et de liberté
✍️ Questions de dessin  
🎨 Questions de techniques, traditionnelles et numériques 
🧠 Questions de méthodes, thématiques et scénario
📚 Question de couleurs, d’argent et de vocation 

Questions de pirates et de liberté

Le T3 vient de sortir et conclut ta trilogie, tu en as fini avec les pirates ?  

Mathieu Lauffray : Je suis reparti sur les pirates, non pas pour repartir sur des habitudes, mais parce je voulais parler de mon rapport à la liberté. Avec Xavier, nous avons fait un récit d’aventures —pur récit d’aventures— qui mettait en scène une confrontation entre une femme déterminée à s’émanciper d’un système patriarcal et des pirates qui eux, par définition, s’était émancipés de la société. Une alliance de rebelles, unis contre un système qui les oppresse.

Xavier et moi nous sommes pris de passion pour cette rencontre. Ce vieux brigand de Long John progressivement intrigué puis fasciné par cette femme qui a osé s’émanciper des codes et partir à l’aventure. D’une certaine manière, Raven est encore plus dans la thématique pirate. Je voulais traiter de ce nous n’avions qu’effleuré dans Long John Silver : le prix de la liberté.

Qu’est-ce que la liberté ? On en parle à tort et à travers, mais qu’est-ce que cela signifie vraiment d’être libre ? On parle souvent des gains, mais moins de ce qu’on perd. J’ai un avis sur la question, et j’avais envie de la partager.

Photo ©Rita Scaglia / Dargaud

Bien sur ce n’est pas perceptible, au premier abord, parce que ça reste des bateaux, des couchers de soleil, des canonnades et des batailles au sabre, etc. Mais le thème sous-jacent —qui se détaille vraiment dans le T3— c’est un regard sur la liberté. Une parabole, une fable en quelque sorte.

C’est d’ailleurs peu relevé par les critiques et c’est interessant. Est-il encore possible de donner son avis sous forme d’image ou de projection ? Demande-t-on au genre de n’être que divertissement ? On me parle beaucoup des scènes « attendues » du récit, mais on me parle assez peu de la spécificité de ce récit : un regard sur la liberté. Que l’on soit d’accord ou non, il me semble que c’est aspect sur lequel nous pourrions discuter.

L’un des intérêts de l’aventure est que l’on peut pousser les conséquences des erreurs à certaines extrémités. Pourquoi échoue-t-on, d’où vient la réussite ? Comment faire partie du groupe, la compétence est elle source de succès ou est-ce autre chose ? Pourquoi Darksee réussit là où lui échoue ? Pourquoi il est détesté par tout le monde ? En créant des situations qui mettent en scène ses décisions, je tente d’aller au bout de mon thème, c’était ça mon sujet.

C’est pour ça que je l’ai prévue en 3 volumes : T1, les causes de l’échec de Raven. Ses options, ses choix, voilà en quoi il échoue, pourquoi il est seul. Le T2 traite de la confrontation entre Raven et Darksee et pourquoi elle arrive à des résultats alors que lui n’y arrive pas, et ce qu’il va devoir dégainer pour s‘en sortir. Le début d’un engagement envers les autres.

Et le troisième album le confronte au monde social et structuré. Confronté à un choix radical il va révéler les raisons profondes de son échec, et Anne va le lui envoyer en pleine face : soit il change, soit il casse. La structure en trois partie était prévue dès le départ.

Justement un des dialogues finaux —sans spoiler— explique cet arc, et on peut relire avec cette fin qui fait écho au petit texte du début de chaque album. Ce qui me fait penser que c’est assez autobiographique ? 

Planches originales de Raven T3 / photos ©Thomas Mourier

M.L. : Oui assez à vrai dire. Il y a un autre texte qui m’est assez personnel, c’est le moment où Raven décide de faire demi-tour et de retourner vers l’île. Je l’exprime par une voix off : ce sont dans ces moments, où son système s’écroule et où l’on n’a plus de repères, qu’il faut décider d’affronter de nouveaux problèmes. On quitte un système dans lequel on était un champion et on redevient débutants. Pour progresser, il faut se se dévoiler et s’exposer à ses limites et ses faiblesses.

Mêler le genre et le récit thème, allégorique, est un peu suranné et parfois trompeur. J’ai des atours de récits de divertissement, de super production, mais avec un fondement de thématiques assez assez marqué et que je ne veux pas abandonner.

Le mode de vie de la liberté est l’exact compagnon de la solitude. On ne peut pas être libre si on refuse la solitude. Il faut le savoir, faut l’intégrer. Vivre en communauté c’est, par nature, renoncer à sa liberté. C’est, par définition, un monde de compromis, d’accords à plusieurs ; un monde où on fait un trajet vers l’autre, et où on perd complètement une bonne partie de son libre arbitre. La beauté de ça, c’est qu’on gagne des relations, on gagne la puissance de feu d’un travail collectif, on gagne le fait de partager sa vie avec d’autres : ce qui est précieux. Mais il y a un prix aux choses.

J’ai voulu sortir un petit peu du principe de liberté comme absolu. Car c’est plus complexe que ça. Ce qui fait le bonheur de l’Être humain n’est pas de pouvoir faire ce qu’il veut quand il le veut. Pas du tout. Je bats en brèche cette idée et j’ai fait un récit de pirates pour parler de ça.

Étapes de travail sur une planche / ©Mathieu Lauffray

Raven, c’est une histoire très librement inspirée par Robert E. Howard, est-ce que ce sont tes lectures personnelles que tu retiens pour plus tard ? Ou est-ce que tu cherchais spécifiquement des lectures pour te nourrir ? 

M.L. : J’ai toujours lu, pour des raisons d’ordre affectives, émotionnelles. Je suis sensible au style, beaucoup plus qu’à la nature de l’action. En peinture ou en littérature, c’est plus une langue et une patte qui vont me toucher plutôt qu’un sujet. Le langage développé va me révéler le monde d’une nouvelle façon, va me toucher, va m’émouvoir ou me violenter, voila ce qui m’intéresse véritablement.

J’ai l’impression d’apprendre la vie en lisant des livres. Je lis beaucoup de Tennessee Williams, de Conrad, de Kessel, de Cendrars, parce qu’ils me donnent ce que je n’ai pas. J’y perçois une expérience de vie. Ces baroudeurs déglingués qui ont vécu des choses que je ne connais pas, qui me parlent et qui me nourrissent. Certains auteurs me font le cadeau de révéler d’une manière admirable— des expériences de vie, de nous faire découvrir des personnages, des humeurs et des moments qui m’inspirent d’une manière ou d’une autre. Voila pourquoi je lis, ce n’est pas pour l’intrigue.

Pourquoi est-ce que je me suis intéressé à Howard ? Lui non plus, la structure n’est pas son obsessions — ses histoires sont souvent des successions d’anecdotes — mais il est habité par un rêve, une puissance propre qu’il exprime avec conviction et qui me touche. C’est une écriture rapide, efficace, sans détour, comme la description nécessaire et spontané d’une passion intérieure. Pour plein de raisons il travaillait très vite, c’était du feuilleton, mais sa nature profonde transpire avec vigueur. Souvent un croquis fait en trois minutes aura des défauts, mais sa spécificité et son impulsion seront là, et parfois plus encore que chez une oeuvre plus aboutie.

En un sens, adapter du Howard, est une fausse bonne idée. Ses écrits ne donnent que peu d’outils dont la dramaturgie a besoin, et il va inspirer par un style puissant et évocateur que l’on ne possède pas forcément… Au final, j’ai énormément modifié la matière d’origine. Mis à part le volcan, la plage et le fort, mais tout le reste été plus que transformé.

Mais il y avait cette note d’héroïque pirate qui me plaisait, et que j’ai finalement retrouvée sur le T3.

Tu me parlais de lectures, et c’est marrant, la lecture de Lupano m’a changé, m’a transformé. D’un coup j’ai vu le monde, les personnages et les intrigues de manière différente. Il faut comprendre que j’ai passé un merveilleux moment en travaillant avec Lupano sur Valérian. J’avais trouvé son scénario drôle, pétillant, il m’a mis de très bonne humeur.

Et comme j’ai passé 13-14 mois à faire du Valérian, à me prendre la tête 12 heures par jour pour résoudre des problèmes très particuliers où j’ai appris à essayer d’être drôle, à faire des dessins marrants… j’étais complètement dans un autre univers.

Même si j’ai adoré le faire, avec le recul, on voit que les premières pages de Raven sont très influencées par ce que j’ai fait sur Valérian. Je ne suis pas une machine, il m’a fallu un temps pour me recaler.

Quand j’ai attaqué Raven, j’avais envie de faire du Howard, mais j’avais le vocabulaire, les armes et l’état d’esprit de Lupano en tête. Et ça a donné cette entrée en matière, un peu légère, un peu comédie, dont le message était clair mais dont le ton a surpris —qui n’a pas plu à tout le monde d’ailleurs. Progressivement, l’auteur que je suis, celui de Prophet, de Long John Silver et Chroniques de Légion a fini par s’imposer.

Je suis quelqu’un de curieux et j’aime beaucoup de choses très variée. J’ai beaucoup collaboré, sur des films, des jeux, des livres… C’est exaltant et inspirant, mais on peut assez vite sortir de soi-même en quelques sorte. Ces expériences m’ont beaucoup appris, car au final, on ne peut mentir sur qui on est, et il est important de l’identifier et de l’accepter. Je ne suis pas un amuseur, je ne suis pas un fabricant, je ne suis pas amoureux des jeux d’esprit complexes ; je suis plus brut et plus chaotique que ça. Je vais désormais accepter cela et développer mon vocabulaire naturel autour d’un thème qui le porte.

Questions de dessin  

Tu as des visuels très forts, est-ce que tu as parfois des images en tête qui t’obsèdent et que tu dois mettre sur papier ? 

M.L. : Il me semble que cela marche à l’inverse. Quand un scénariste ou un réalisateur, ou même un collègue me parle de son projet, cela va me faire germer des quantités d’images et de scènes, dont je ne défait jamais véritablement. Comme une machine folle qui fabriquerait dans tous les sens, sans réelle nécessité et que l’on ne peut contrôler.

Bustes et crayons dans l’atelier de Mathieu Lauffray / photo ©Thomas Mourier

Certains projets que l’on a eu avec des collègues, peuvent me trotter sans la tête durant des années. Si eux sont passés à autre chose depuis 20 ans, moi, ça me crée un univers tenace robuste, une sorte de « work in progress » virtuel et sans but . Et ça me pose un vrai problème parce que ça ne s’arrête jamais.

Comment tu constitues ta documentation autour de ces univers de pirates ? Tu ne vas pas chercher des plans ou des maquettes de bateaux…

M.L. : Je ne fais hélas, pas partie de cette famille d’auteurs que j’apprécie pourtant beaucoup, qui se documentent et maitrisent le secteur technique qu’ils traitent. Je le regrette mais là aussi, j’ai fini par l’accepter. En réalité mon projet est ailleurs. J’ai une mission quand je raconte une histoire, c’est de raconter l’humeur, l’état d’esprit et la dimension émotionnelle de l’histoire. Je suis un romantique, je donne une vision, je déforme, j’amplifie, et je vis souvent le réel comme un frein.  

Il y a un véritable choix à faire pour le dessinateur, car le dessin te permet de déformer la réalité. De lui donner une intention. Que faut il garder du réel pour être crédible et narratif, jusqu’à quel point on peut le ravager pour lui faire exprimer son intention ? C’est un arbitrage : dans quelle mesure tu la déformes pour servir ton « objectif artistique », c’est-à-dire faire du monde ta chose et en même temps, rester  collé au sujet —de manière à ce qu’on puisse le reconnaître, l’identifier d’une case à l’autre. Imposer sa réalité tangible, sa réalité physique.

C’est une de mes particularités : je joue beaucoup sur le réel. Avec une forte impulsion émotionnelle dans le dessin, je tords le réel en permanence pour qu’il serve l’image. Pour que le dessin puisse exprimer la rage, la colère, l’attente, la panique, la violence… Tout ce dont j’ai besoin de parler dans mes histoires. Je veux que le dessin serve la tension émotionnelle avant de servir le sujet.

Je pense qu’il y a plusieurs familles de dessins : certains se focalisent sur la représentation, l’anecdote et la description. d’autres sont plus expressionnistes et peuvent même aller jusqu’à se dissocier totalement du figuratif—et les deux sont intéressants, riches— mais ils sont le reflet de la nature de l’auteur. Et j’ai appris à me connaître. Je sais que je suis quelqu’un d’impulsif et donc je n’aurais pas cette constance qu’on apprécie chez Jacob ou Lewis Trondheim, c’est-à-dire une constance de vocabulaire qui permettent cette objectivation (relative) du sujet. À la lecture, c’est un vocabulaire pertinent mais, je ne suis pas ça, chez moi tout fluctue, bouge, chahute et danse de partout.

La documentation, vient comme support du réel et sujet d’interprétation —exactement comme un peintre aurait interprété un bouquet de fleurs ou un paysage, un environnement ou un portrait, je fais pareil—  je vois le réel, je prends ce qui m’intéresse et j’en fais mon objet graphique.

Il y a deux ans, tu m’avais dit : « j’ai le plan du fort, je pourrais même te dire où ils ont coupé les arbres et comment ils l’ont assemblé » 

M.L. : Je bricole beaucoup et la vie dans ce fort est, pour moi, une réalité humaine. 

Planches originales de Raven T3 / photos ©Thomas Mourier

Hélas, la BD, impose des choix.  Il y a peu de pages, beaucoup à dire… J’avais déjà trois pôles d’identification : les pirates, les naufragés Français, Raven, les indigènes. Mais aussi la bataille avec Darksee, le bateau est échoué à remettre à l’eau avant l’attaque… Les imprévus, les trahisons. Il faut choisir, choisir….

Et si, je racontais l’intégralité ce qu’il avait dans ma tête, le récit aurait dû faire des centaines des pages de plus. J’aurais poussé le caractère et la réalité de la vie des naufragés. Qu’est-ce qu’ils font quand ils arrivent ? Qui sont les morts, qui sont des blessés, qui sont des vivants ? Comment on les soigne ? Avec quoi ? Comme Robinson qui va guetter ce qui va s’échouer pour récupérer le matériel exploitable du naufrage, ce qu’on peut récupérer dans l’épave, etc. On prend les outils de fortune, on essaie d’en récupérer quelques-uns, on fabrique les autres… On coupe les cocotiers, on les ramène. Quelles sont les combines pour pouvoir en faire des planches, pour pouvoir les assembler ? J’adore tout ça, je pourrais passer des heures à en parler. Mais ce n’est pas le sujet de mon récit.

J’ai parfois des remarques sur mon travail au sujet de la crédibilité du récit : « Comment ont-ils survécu à la chute finale ? Où était le trésor  durant tout ce temps ? » Encore une affaire d’arbitrage. Bien sur, je sais où est le trésor tout le long, mais est-ce que je dois passer 2 pages à montrer qu’il l’a enterré avant de rencontrer Anne et Arthur sur la plage ? J’ai mis l’accent sur la surprise/effroi d’Arthur. Aurais-je du le montrer descendant du volcan avec le trésor, découvrir le fort sur la plage, puis enterrer les émeraudes avant de se faire découvrir. Quand il rencontre Arthur, le trésor est là, à quelque mètres du fort depuis le début de l’histoire, depuis la moitié du T1. Je pouvais prendre 2 pages pour raconter ça et détailler la logistique, le voir déterrer le trésor quand il quitte Anne et les siens… mais ce n’est pas mon sujet. 

On peut me le reprocher —je le comprends— et en même temps, mon sujet est de rester sur l’humain, sur le départ de Raven, sur son refus du collectif, en raison de ce qu’il a vécu enfant. Une fois il a eu besoin des siens, ils l’ont rejeté et condamné, plus jamais il ne leur fera confiance. Et je raconte le moment où la solitude n’est plus vivable, quand il réalise que c’est une voie sans issue. Voila mon sujet. 

Et pour la documentation, c’est pareil. Le navire permet l’évasion, permet le voyage, permet d’aller vers les zones blanches, permet de s’émanciper des règles de la société, permet de créer un monde à part au milieu de l’océan, et c’est cet aspect romantique qui m’intéresse, moins la fidélité historique. 

Peintures en cours / photos ©Thomas Mourier

Le navire est un moyen d’expression en termes de ligne, en termes de dynamique, en termes de forme, en termes de réaction à l’environnement. Les gens qui pilotent le bateau, par nature, sont en compréhension du monde qui les entoure —plus qu’à terre, parce que chaque jour, chaque heure, chaque minute peut précipiter le naufrage ou la réussite. C’est une foule de connaissances qui sont constamment en aller-retour avec l’appréhension du réel.

Si tu ne fais pas de recherches spécifiques pour les décors, est-ce que tu pratiques le carnet de croquis ? 

M.L. : Alors je fais des recherches pour les décors parce que je veux qu’ils transmettent l’émotion voulue. Le volcan n’est pas uniquement un volcan. C’est le décor d’une scène et j’ai besoin qu’il exprime une intensité et une fureur, symbolique d’une trahison de même intensité. 

De même que dans Long John Silver, lorsque nous avions des moments de tension et de pression, on installe volontiers des attentes et du calme plat puis quand l’orage se précipite, il est autant sur les océans et les cieux que dans la psyché des personnages qui vont se déchirer jusqu’à la mort. 

Mes recherches de personnages et de décors sont vraiment liées au cadre. Comme une scène quand on écarte le rideau, il faut que l’environnement pictural serve les émotions des protagonistes. C’est là-dessus que je fais des recherches particulières. Après, il se trouve que Dominica est une île volcanique —pour le coup, ce n’est pas fidèle, mais l’idée est bien là.

La nature a une grande place dans tes planches, que ce soit par les cadrages, les rendus, les doubles planches… Elle s’impose presque comme un personnage…

M.L. : Je suis d’un naturel exalté et il y a des choses qui m’émerveillent —je ne peux pas dire autre chose— et c’est vrai que je ne sais plus comment trouver les moyens de vous le dire. Quand je raconte mon histoire, ce qui se passe dans ma tête est peuplé d’atmosphères, de sons et je cherche à vous transmettre cela. 

Planches originales de Raven T3 / photos ©Thomas Mourier

La nature est un personnage, une émotion : le moment où il traverse le pont, le moment où il découvre le volcan, le moment où il y voit ces trombes d’eau qui vont s’abattre sur le navire, leur seule solution de salut. Ce n’est pas juste un effet spectacle. Évidemment le spectacle sert l’émotion, mais mon travail est de trouver les moyens, avec mes maigres outils, de vous transmettre cette émotion-là.

Ce n’est pas une formule imposée ou rituelle. Régulièrement dans mon récit il y a une catharsis, et il faut que je trouve les moyens graphiques de l’exprimer.

Questions de techniques, traditionnelles et numériques 

Sur cette série, tu travailles de manière traditionnelle, celle qui suit les étapes classiques —qui sont de plus en plus rares: travail au bleu, films transparents, drawing gunm, encres colorex, peinture…— où as-tu appris ces techniques et comment tu les as faits tiennes ? 

M.L. :  J’ai toujours vécu ma scolarité comme un long tunnel dont je pourrais m’extraire, un jour,  pour enfin apprendre tous les secrets magiques qui me faisaient rêver chez les artistes accomplis. Les techniques que les enseignants, dans les écoles d’art, allaient enfin pouvoir me transmettre et me faire gagner un temps précieux, m’ouvrir un univers de secrets miraculeux. Mais j’ai découvert que ce n’est pas du tout ce que j’allais trouver dans une école d’art. 

Enrage / ©Mathieu Lauffray

Je n’ai pas trouvé d’enseignement technique particulier, je n’ai pas trouvé de maîtrise des pigments, des processus de fabrication… L’accent était le plus souvent mis sur le message, le fond, le thème, mais jamais de la façon, jamais des moyens. Or, je pense être assez grand pour savoir ce que j’ai à dire. J’attendais eux des moyens d’exprimer mes idées, mes émotions et mes pensées . Apprendre à penser, c’est ce qu’on avait déjà vu durant les 15 années précédentes, et cela me prendrais le reste de ma vie pour l’étoffer. 

Donc, au final, comme tout le monde, j’ai été autodidacte. Le savoir formel ayant été balayé des formations, et le web n’ayant pas encore été inventé. Il a fallut faire sans les fabuleux tutoriels que l’on trouve aujourd’hui. Donc, j’ai bossé très méthodiquement les techniques de gouache, les techniques d’huile, les techniques d’aquarelle, les techniques de pastel, les techniques de fusain, les techniques sèches et les techniques humides sur les différents papiers. Au final, on finit par intégrer ce que chaque média permet ou interdit.

La vraie bénédiction, ce sont les pros qui partagent leurs secrets sur YouTube, j’en découvre et j’apprends. C’est très rigolo, c’est un peu comme faire la cuisine : toute sa vie, on le fait, mais on n’est jamais à l’abri d’une surprise et d’une découverte. Quand on travaille avec ses mains, on sait qu’il y a des gestes qui sont payants, qui vous emmènent vers un dialogue pertinent avec votre travail.

Classeur avec le storyboard complet de Raven T3 / photos ©Thomas Mourier

Ce qui paraissait inaccessible devient possible. Ce sont des moments d’intense satisfaction. Et je ne comprends pas ce discours tendant à minorer l’importance du vocabulaire artistique. C’est absolument passionnant et permet des possibilités d’expression personnelle infinies. 

Quand on regardait les planches dans ton atelier, tu me disais aussi qu’on pouvait toucher et savoir physiquement où on en est…

M.L. : Oui, nous sommes des êtres physiques qui travaillons et manipulons des supports physiques. Bien sur, je travaille aussi beaucoup en numérique, mais si cela comporte des avantages que je ne vais pas détailler, cela peut générer un manque, voir poser des plus amples problèmes. Problèmes qui ne vont pas s’arranger avec l’arrivée des I.A. 

C’est un avis personnel mais c’est un peu comme si le développement des I.A. était une sorte de fin de récré. Et dire : « Non, mais ça va, les ordis, ce n’est pas fait pour ça, les gars. Retournez sur le papier, retournez faire du modelage avec les mains, parce que de toute façon tout ce qui est numérique et tout ce qui est pixel : la machine n’a plus besoin de vous »  Et je crains que ce soit assez vrai. J’encourage vraiment une réflexion de fond.

Si j’étais dans une école d’art aujourd’hui, je me poserais de vraies questions sur ces sujets, parce que ce qui se passe est absolument bouleversant. Tellement bouleversant que personne n’arrive véritablement à l’appréhender, et moi le dernier…

Je n’ai pas plus d’avis ou plus de pertinence sur cette analyse que quiconque, mais je pense que ce qui se fait à la main sera moins menacé que ce qu’il se fait en numérique.

Avec la main, il y a un rapport à l’erreur, à l’accident, qu’il y a moins sur le numérique, et qui a une influence ?

M.L. : C’est très vrai ce que tu dis, c’est même un des éléments clés —et on en parle souvent entre collègues— il y a un dialogue qui s’instaure entre l’artiste et son outil.

Couleurs sur la table à dessin de l’artiste / ©Mathieu Lauffray

C’est pour ça que l’outil, ce n’est absolument pas négligeable. Quiconque travaille avec une plume, avec un pinceau ou même avec un crayon et qui a une idée en tête va entamer ce dialogue avec l’outil. Le geste va donner un résultat tangible sur ton support et ce résultat va envoyer une information à ton esprit. On découvre alors ce qui est possible, ce qui n’est pas possible, ce qui est particulièrement encouragé par l’outil ou ce qui va poser problème. Tout ce que l’on avait en tête la seconde d’avant est bouleversé. Il va falloir tirer parti et s’adapter à ce rééquilibrage. Il s’instaure un aller-retour, un dialogue entre l’outil et l’artiste. 

Une anecdote me revient, une fois, j’ai dédicacé à côté de Christophe Blain dont j’admire beaucoup le travail. La séance de dédicace battait son plein et nos outils commençaient à peiner…  Nous fouillons dans nos trousses mais je n’avais que des feutres pinceaux assez techniques et austères… Je lui prête évidemment, il se met au travail et il me dit « je suis désolé, ce n’est pas pour moi. » Cela m’a interpellé. Certains vocabulaires, certains dessins ont besoin d’avoir un trait nourri, un trait qui propose des choses. Certains ont un trait beaucoup plus technique, attendent d’un outil un tracé rigoureux, mais pour certains dessinateurs il y a ce besoin de dialogue, d’action-réaction permanente avec l’outil. 

Trouver son outil, celui qui est un bon interprète de votre sensibilité, est une étape importante de votre identité d’artiste. Ne ne négligez pas.

Encore une fois, ce dialogue est constamment actif. Ce n’est jamais mécanique car il est constamment nécessaire de s’adapter au réel. Le temps de séchage, la résistance du papier, la contenance de la plume, sa finesse maximum, sa vibration. Et ça, c’est beaucoup plus vrai sur support manuel que sur support numérique. 

Tirages d’imprimerie pour le calage de la dernière édition de Long John Silver / photos ©Thomas Mourier

Les occurrences que t’apportent une brosse numérique est très faible en rapport — et c’est d’ailleurs ce l’on peut apprécier, il se passe beaucoup moins de choses incontrôlables. Mais avec des limites de propositions, notamment d’évolution personnelle, qui font que quand tu travailles en traditionnel, tu as très souvent des accidents terribles et des miracles qui te réorientent vers des solutions auxquelles tu n’avais pas pensées.

Et ça nous emmène vers un autre sujet. Je pense qu’il y a au moins deux parties dans le cerveau : une partie raisonnable, pragmatique, qui conçoit, qui prévoit et organise. Et puis, une autre, plus intuitive et fondamentale, moins contrôlable et à laquelle nous n’avons pas accès sur commande, mais qui est très puissante et dans laquelle se cache  la véritable qualité de l’œuvre à venir. Notre travail est de laisser parler cette espèce de moi profond qui a besoin d’être sur le tableau. Si ton refuse ce cadeau, l’œuvre risque de se résumer à une formule pragmatique répétitive et systématique. Il faut se nourrir de ce noyau intérieur. 

C’est un jonglage mental qui n’est pas si évident, mais qui explique pourquoi on a des telles aisances dans certains domaines et des freins. Nous pouvons reconnaitre une personne à 10 mètres en une seconde sans le moindre doute, mais le reproduire en dessin est un enfer, même en y passant 2 heures avec une photo sous pif ? Si l’esprit sait ce qui ne va pas, c’est qu’il sait ce qui va ! Pourquoi ne pas donner simplement la solution, puisqu’il la connait ? Donc on corrige, on cherche puis on fini par trouver. La partie qui décide cherche à plaire à la partie qui sait.

Le jeu est d’établir une connexion aussi de fluide que possible. De manière à avoir accès à la banque d’images absolument colossale qui vous permet de dire « ça n’est pas lui, ça n’est pas elle » et vous permet de faire les œuvres que vous voulez. Elles sont cachées à cet endroit.

Paradoxalement, un outil incontrôlable permet d’avoir accès à des informations, parce qu’il y a des occurrences qui se passent sur la feuille, que l’esprit reconnaît et dit « oui, non, oui, non, oui, non. » Alors que si on est sur l’esprit qui contrôle, on n’a pas accès à ces occurrences parce qu’elles ne se produisent pas, et on dessine que ce que l’on comprend et on fait des mauvais dessins.

J’ai vu que tu travaillais avec des crayons bleu et orange, ça te permet de mieux maîtriser que les cadrages, les valeurs de plans, les ombres et lumières ?  

Étapes de travail sur une planche / ©Mathieu Lauffray

M.L. : Pourquoi j’ai fait ça ? Comme je te disais ça, il y a deux parties dans le cerveau que j’essaye d’aménager et d’apprivoiser autant que je peux. Quand je dessine, je fais beaucoup de traits car je sais que mon esprit boudeur va valider ou invalider les propositions. Une fois que l’on a accordé les 2 esprits, le dessin devient fluide.

Donc, je dessine en orange le magma de traits dans tous les sens ; en bleu, qui est une couleur qui ressort davantage, j’officialise les traits qui me paraissaient les bons. Et l’encrage clôt les débats en disant : c’est ça et pas autre chose. Et voilà ce qu’il y a à faire.

C’est un processus en 3 étapes, et c’est pratique parce que, plutôt que d’avoir à gommer, à atténuer quand, une semaine ou trois jours après, tu fais l’encrage, tu enchaînes les images les unes après les autres : tu n’as pas forcément, le niveau d’immersion que tu as au moment où tu résous ton dessin. Et le trait bleu par rapport aux oranges, permet de me dire : c’est ça qu’on avait trouvé bien. L’encreur que je deviens à ce moment-là fait confiance au dessinateur : ce n’est pas les 80 traits orange, c’est le trait bleu que tu suis. Comme le trait est défini, mon pinceau peut se lancer fougueusement sur la plaine du crayonné.

Je l’ai fait sur cet album, mais je ne l’avais jamais fait avant. J’aime bien, ça m’a donné un encrage plus libre et un peu plus sauvage, parce que j’étais plus confiant de ma piste précédemment tracée.

Et tu travailles au pinceau, il te permet de retrouver la vitesse et le côté nerveux du trait ? 

M.L. : C’est même à ce point que, sur album, j’ai trois papiers différents. J’ai 54 balais, mais l’exploration ne s’arrête pas, loin de là. 

Découpages et repentirs / ©Mathieu Lauffray

J’ai testé trois papiers à trois niveaux de résistance — un peu comme trois différents types de pneus neige. Tu t’adaptes à la piste— c’est important de savoir que plus ton papier est lisse, plus l’encre reste en surface. Plus le papier est poreux, plus l’entrée est bue.

Moralité comme le pinceau à réservoir d’encre est précis : quand tu charges ton pinceau, tu as une autonomie, on va dire, d’un 1m50 de traits sur un papier lisse, pour 40 cm sur un papier qui boit. Donc, il y a le facteur d’autonomie du trait et celui de la vitesse. Plus ton papier boit, plus quand tu vas vite, l’encre n’a pas le temps de se déposer, ça va faire un trait qui va être un peu râpeux —voire s’estomper complètement. Ça peut donner des effets très jolis, mais si tu as besoin d’avoir un trait rapide, parce que ton geste est rapide, ça ne va pas bien marquer. Donc, tu dois comprendre quelle est ta vitesse de tracé pour avoir un papier qui autorise cette vitesse.

J’ai fini par trouver le papier qui me permet d’avoir à la fois un trait de caractère et à la fois d’aller aussi vite que je le souhaite, parce que sur le papier très râpeux, j’avais un trait assez beau, mais il me ralentissait. Je ne pouvais pas passer la troisième, je devenais fou. Donc j’ai pris un papier un peu plus lisse pour pouvoir aller plus vite, pour que mon geste s’épanouisse naturellement. Je dessine très vite, j’ai besoin d’un débit d’encre efficace et un papier qui encaisse.

Tu fais beaucoup de repentir, de cases découpées, de retouches ? 

M.L. : Oui sans arrêt ! Il n’y a jamais une forme parfaite. D’abord, je jette mes traits, je ne les trace pas, et il peut se passer tout et n’importe quoi. Certains me plaisent beaucoup et me réjouissent, et d’autres me mettent dans un état de violence inverse. Une page, c’est la guerre.

Sur celle-ci où Raven se bat avec Drago, il y a une violence des traits, des lignes —à la fois très contrôlées, parce que je ne peux pas en foutre partout et en même temps dans le point congru dans lequel la ligne doit s’exprimer— jetée, spontanée, nerveuse… C’est un jonglage d’acrobates : aucun trait n’est tracé là-dedans, tout est l’expression d’une intention. 

La planche en question où Raven se bat avec Drago / photos ©Thomas Mourier

Évidemment, il y a des gens qui sont sensibles à ça et qui acceptent cette espèce de ballet chaotique et d’autres qui ne peuvent pas lire ça. Et je le comprends parfaitement. 

J’ai arrêté de vouloir plaire à tout le monde, j’ai compris ma guerre. Quand je faisais Valérian, j’étais dans une objectivation de mon dessein, dans Raven T1, il y a aussi une relative volonté d’objectivation du dessin et de légèreté. Et puis, au fur à mesure, vers le T3, je lâche les chevaux parce que le pathos monte dans l’histoire et je sens que je redeviens complètement moi-même. Je vire les filtres et je redeviens un peu plus rock.

Est-ce que ton éditeur est un peu le garde-fou de ça, de pouvoir t’aider à stopper les retouches ? 

M.L. : C’est très délicat pour un éditeur. Nous sommes en France et nous respectons la liberté et de la spécificité du travail de l’auteur. Chacun a sa vision, chacun a son regard, chacun fait ses arbitrages, cela rend, par nature, délicate l’intervention de l’éditeur. 

En fait j’ai une vision un peu romanesque de la collaboration auteur/editeur. J’ai tendance à penser que les deux se complètent: créativité et production d’un côté, regard et recul de l’autre. Deux acteurs qui co-signent l’ouvrage et le revendiquent jusqu’au bout.

Je pense qu’il vaut mieux s’investir dans la production du livre, quitte à être moins sympathique à certaines étapes, mais arriver à un résultat que tout le monde puisse revendiquer. Mais en échange, quand le bouquin se plante, l’éditeur a sa part de responsabilité, parce qu’il s’est impliqué dans le processus et il assume de financer les moments plus difficiles. Pour moi, l’éditeur co-signe le livre — il a son logo, sa part de responsabilité sur la valeur et la qualité du contenu— il y a une implication qu’il faut accompagner dans les bons comme les mauvais moments. Il dit ce qu’il doit dire, il ne doit pas imposer, mais il peut diriger, orienter, conseiller. En définitive, chacun doit trouver la collaboration qui lui convient.

En ce sens la surproduction effective condamne bien souvent les maisons d’éditions à ne plus avoir le temps matériel de réaliser ce suivi. Cela rend plus délétère le rapport auteur/editeur. Le marché devenant juge par défaut, impliquants d’autres effets pervers trop longs à développer.

Tu fais de la peinture, avec plusieurs techniques artisanales, mais aussi beaucoup de retouches numériques, l’alliance des deux te permet d’aller plus loin ? 

L’espace de travail de Mathieu pour les retouches numériques (et la musique) / photo ©Thomas Mourier

M.L. : On ne va pas se mentir : le travail traditionnel est assez impliquant. Parce que le nombre d’heures s’accumule et l’erreur peut se révéler très coûteuse. Donc, au bout d’un moment, on a tendance à rester dans des systèmes garantissant autant que possible un résultat convenable. À terme, cela peut peser sur l’audace et l’innovation. Il faut être alerté la dessus.

Bien sur au fil des années, j’ai fait beaucoup de numérique et cela m’a appris des tas de choses. Comment jouer avec les couleurs, avec les valeurs ; quelles sont les pistes qui m’intéressent et celles qui m’intéressent moins. Maintenant que je retourne vers le manuel, je sens le bénéfice de cette expérience.

Je vais me débloquer quelques mois pour ne faire que de la peinture traditionnelle. Je compte bien sortir de ma zone de confort pour affronter de plus incertaines. Mais je veux me défaire du numérique. Depuis des années, nous cherchons des moyens de valoriser les productions numériques par le NFT ou autres… Je crains que l’arrivée de l’IA ne sonne un peu la fin de partie à terme…

Dans tes couvertures ou illustrations, tu as un côté plus onirique que dans tes planches, c’est deux visions que tu entretiens en parallèle ? 

M.L. : Je ne sais pas, en fait je crois que je suis complètement moi quand je travaille sur une image. Je n’ai pas de filtre scénaristique, narratif, la narration n’est pas décomposée… cela m’est plus spontané et intuitif peut être.

Détail de la couverture de l’édition luxe / ©Mathieu Lauffray

Mais je cherche à trouver cela en bande dessinée. À être plus instinctif, moins prisonnier de contraintes de pages. faire tenir la scène en une ou deux pages, couper, trancher, compresser… Aller à l’efficace plutôt qu’au développement des nuances et des sensations…  Il est peut être temps de sortir de tout ça.

J’ai envie maintenant de saisir l’opportunité, de me laisser la chance de faire un livre qui soit le reflet de ce que je suis véritablement et fondamentalement. L’envie est puissamment montée durant la réalisation de Raven. Aujourd’hui il n’y a plus une façon de faire de la BD, il y en a des centaines.

Il faut aller au bout, nous faisons de la BD franco-belge, pas du manga, pas du comics, mais avons la possibilité de développer des individualités et des personnalités, en réalité on nous le demande plus encore qu’ailleurs. Le lecteur est capable d’appréhender des styles graphiques et d’écriture variés. C’est une chance unique et il faut savoir la saisir. 

Que l’on soit auteur de genre, de reportage ou autobiographique, en définitive, il s’agit d’être sincère, de dire les choses au plus juste. Peut être que la plus grande responsabilité de l’auteur, c’est de s’assurer que vous produisez soit le reflet de ce que vous êtes. Non seulement c’est passionnant, mais c’est aussi la meilleure garantie d’unicité.

Il fut une temps où ce n’était pas possible, pour des raisons diverses. Aujourd’hui, les éditeurs sont prêts, les libraires aussi et bien sur, les lecteurs, c’est le moment de tenter l’aventure, d’y aller à fond.

Questions de méthodes, thématiques et scénario

On a parlé technique de dessin, mais sur la technique d’écriture, est-ce que là aussi tu as fait beaucoup d’essais, tu as suivi des techniques comme pour le dessin ? 

M.L. : C’est un apprentissage long et complexe. Pas de cours non, mais la fréquentation de gens de talents comme Denis Bajram, Alex Alice, Wilfrid Lupano, Fabien Nury, Xavier Dorison bien sur… Et puis lire, regarder… vivre. 

Prophet est une idée personnelle sur laquelle Xavier est venu me prêter main forte. En effet je les avait aidé sur Le Troisième testament et nous avions eu envie de poursuivre l’aventure. Mais Xavier n’est intervenu que sur le 1er tome. Long John Silver est une autre aventure. Une véritable co-écriture en révolution constante, sur la base d’une histoire de Xavier.

À partir du T2 mon influence s’est accrue et une sorte de folie s’est insinuée dans le récit. Il y a une scène allégorique, dont on a parlé dans suppléments, donc, ça n’est plus un secret : il y a eu des conflits d’opinion assez marqués entre Xavier et moi. Nous sommes très amis, et avons pu en parler de manière très libre. C’était une joyeuse émulation à vrai dire, mais la scène de la fin du T2 est une allégorie amusante.

L’affrontement entre Long John et le capitaine Hasting sont une projection de la bataille qui se menait entre Xavier et moi. Je suis Long John, le chaos et la fureur ; lui est le Capitaine Hastings : c’est l’ordre et la rigueur. Après d’incessants échanges d’opinions et de batailles, le conflit fini par exploser. La fureur, la tempête, le duel… Je finis par trancher la main du Capitaine-scénariste. Le scénario « carte au trésor » disparait dans l’océan déchaîné et le bateau part à la dérive. Peut être est-ce une allégorie de mon rapport à l’ordre et à la société.

Planches à l’étape du crayonné / ©Mathieu Lauffray

Je dois être un curieux mélange d’anarchiste colérique et d’indécrottable optimiste, cela se voit dans mon boulot et dans ce que je raconte. J’ai des convictions fortes et elles guident autant mes actions que mon travail. Mes histoires sont des fables : Prophet, une allégorie illustrant: « Bien mal acquis ne profite jamais » et que l’arrivisme provoque la fin du monde. Long John parle du rôle des aventuriers et rebelles, de la nécessité de savoir résister à la pression des systèmes, mais aussi de la façon dont les héros d’un jour deviendront les encombrants du lendemain. Raven parle du prix de la liberté, mais aussi de ce que chacun gagne ou perd selon sa position dans la société.

Ces thèmes président la raison d’être de l’histoire. Puis il y a l’art de la dramaturgie —que moi j’appelle la pédagogie du sujet — Que raconter, comment créer les protagonistes, que leur faire vivre afin qu’ils puissent montrer par l’exemple, ce que la fable veut dire. 

Raven est un pirate solitaire qui ne eut plus se fier à personne. De l’autre côté je dépeint une capitaine pirate dotée d’un projet fort et d’une solide determination. Enfin je reconstitue une mini société avec les naufragés Français, les Montignac.  Le jeu était en suite de la confronter afin de montrer les forces et faiblesses de chacun des systèmes.

Par exemple, pourquoi ai-je créé Raven et Darksee comme des alter ego, presque frères et sœurs. Or dés qu’il se voient ils se détestent… La différence cruciale qu’il y a entre ces deux que tout réunit à priori . Ils se ressemblent, ont des compétences égales, mais sont opposés par un élément crucial : Darksee a un projet, Raven n’en a pas. Et cette simple différence fait qu’elle est suivi par un équipage, possède un navire et est respectée. Alors que lui est seul, sans rien d’autre que ce qu’il porte sur le dos. La différence de réussite est flagrante. 

Détail de l’atelier / ©Mathieu Lauffray

Je pense que les gens se coordonnent autour, non pas des natures ou des affinités, mais de projets. Dès que l’on définit un projet, les autres se déterminent en pour ou contre. En revanche, quelqu’un qui ne sait pas où il va, qui n’a pas de cap dans sa vie professionnelle ou sentimentale va rester seul car il ne peut fédérer personne autour de lui. Personne ne peut faire partie de son projet de vie ou de travail. Raven, veut conserver la liberté totale de suivre ses impulsions et ses intuitions, au fur et à mesure qu’elles se présentent, c’est la véritable liberté. MAIS cela a des conséquences quand au rapport au commun. 

Tenir sa parole est une perte de liberté. Arriver à l’heure est une perte de liberté. Se tenir à un plan est une perte de liberté. Respecter les valeurs d’une communauté est une perte de liberté. Etre libre, c’est mettre tout cela à la benne.

Ce n’est pas que les gens soient coercitifs ou castrateurs, pas du tout, mais il faut des règles. Voila ce que va apprendre Raven : le POURQUOI de sa solitude: Il faut des règles communes (leçon portée par Anne) et des projets (leçon portée par Darksee). En réalité, on ne peux pas vivre avec quelqu’un de véritablement libre, ça n’est pas tenable. C’est un propos qui, pour un artiste, est original, mais je l’assume [rires].

Est-ce que tout est décidé au scénario, au story-board ou tu te laisses une part d’improvisation ?

M.L. : C’est sans fin. Je n’ai jamais lâché une page, c’est-à-dire que quand elle est publiée, elle est dans l’état de « ce que j’ai trouvé de moins pire au moment où je l’ai faite », mais j’ai toujours envie de revenir dessus. Ce n’est jamais une formule arrêtée et cela ne s’arrête jamais. Il y a peut-être une version parfaite de ce que l’on cherche, tout près, à portée de main… Voila peut être la raison pour laquelle les artistes reviennent souvent vers les mêmes choses.

Alors on cherche… La bande dessinée est la conjonction de quantités de facteurs : le cadrage bien sur, mais aussi la cohabitation avec les images qui précèdent et qui suivent. Le trajet optique, la lisibilité, et au final, tenter d’anticiper la façon dont l’esprit du lecteur parviendra à reconstituer une synthèse de tous ces éléments. C’est compliqué.

Quand on a un dessin plus axé vers la représentation et l’anecdote, les choses se simplifient parce que l’on joue avec une répétition de motifs dont le rôle est d’être identifiable et constants. C’est nécessaire en BD, quel que soit son style. Mais plus le dessin tente l’expressivité en plus de la représentation, plus il prend le risque de se distinguer du précédent et du suivant, et de compliquer la tache du lecteur.

Story-board complet et lettré / ©Thomas Mourier

La ré-interprétation du sujet, la déformation, les cadrages dramatiques, les jeux de lumières, le pictural… tout cela permet de gagner en expression du sujet mais induit une inconstance. Cela peut se révéler inconfortable à lire, mais on gagne en pathos et cela permet une expression émotionnelle à l’intensité qu’un dessin anecdotique ne peut pas délivrer. Encore une fois, ce sont des arbitrages.

Est-ce que tu travailles dans l’ordre chronologique par étapes ou est-ce que tu travailles par bloc ? 

M.L. : J’ai fait toute l’écriture, intégralement, avec tous les dialogues. J’ai fait tous les story-boards des 78 pages, dessinées et lettrées. puis, j’ai crayonné l’ensemble, puis je les ai encrées. Et j’ai fait les mises en couleur.

À chaque fois, un trimestre —on va dire, pour faire court— peut-être que le crayonné est la partie la plus lourde, en termes de temps passé. Mais l’écriture m’a coûté cher aussi. Nous faisons vraiment plusieurs métiers. Il a fallu ensuite devenir illustrateur pour faire les couvertures à la peinture et créer le dessin du logo. 

L’état d’esprit du scénariste que je suis quand je me retrouve à devoir écrire des histoires n’est pas du tout le même que le dessinateur. Ce sont deux entités complètement opposées, pas différentes, mais opposées. D’une certaine manière, il me semble que le dessinateur est au niveau du sol et il est confronté à la réalité de la scène. Il est confronté à l’émotion de la scène et des personnages. Il est dans l’instant.

Étapes de travail sur une planche / ©Mathieu Lauffray

Le scénariste est un manipulateur et un menteur. Il doit l’être. Si le protagoniste va vivre un drame, il est d’autant plus efficace qu’il soit d’humeur joyeuse avant de l’apprendre. Le scénariste le sait et l’assume, le dessinateur non. Tout est affaire de progression et d’action réaction. Pour que les émotions sonnent, il faut les architecturer et les composer.

C’est un démiurge, il voit où va l’histoire, il distille les conflits, les fausses pistes et trahisons. C’est un comme un schéma sur lequel il règne et qu’il voit de haut. Quand on dessine il faut oublier tout cela et exprimer l’instant, c’est même une priorité. Comme je disais, c’est un métier différent. 

Je l’ai découvert avec pas mal de surprises, je ne m’y attendais pas. Je tournais autour de cette idée mais je n’avais pas mis le doigt dessus. On n’a pas le même rapport au livre, mais alors pas du tout.

Est-ce qu’avec toutes ces étapes, où pendant l’encrage ou la couleur pendant un trimestre, tu as du temps pour réfléchir déjà au prochain projet ? 

M.L. : Oui, comme je le disais j’ai envoie de gagner en largeur, de laisser la place a des propos nuancés, à des rythmes moins tendus, à des demi-tons. 

Le découpage en épisodes, la narration un peu contrainte —même si j’ai pris 78 pages pour le T3… Me font l’effet d’une grande densité narrative— J’ai finalement assez peu de temps pour développer chaque thème, chaque idée et chaque humeur. J’ai envie maintenant de me créer un vocabulaire pour mettre en priorité, sans ambiguïté aucune, ce dont je parle et pour choisir librement les moyens que je vais employer pour en parler.

Détails de l’atelier de Mathieu Lauffray / photo ©Thomas Mourier

Cela va peut être se révéler difficile, après 20-30 ans de métier, d’arriver à se libérer mais je pense que c’est le moment de le faire. 

Ces nuances permettent la spécificité de regard. Et plus on est spécifique, sincère, particulier et plus on a sa place dans le monde de l’édition de BD aujourd’hui. C’est une bonne chose, Ça permet une grande pluralité dans un écosystème qui de ce point de vue, me semble plutôt en forme, il y a une envie que chacun aille au bout de sa ligne propre.

C’est suffisamment rare pour être appréciable, et il faut embrasser cette opportunité. J’ai envie de m’émanciper pour faire du grand beau livre dans lequel je pourrais aller au bout de mes sensations, de mes émotions, et où je me sentirais libre de mon vocabulaire, ce serait ça, mon projet. 

Quand tu réfléchis à un nouveau projet, tu notes des idées que tu vas essayer d’ordonner ou tu te mets devant une feuille en essayant d’aller le plus loin possible ? 

M.L. : J’essaie d’être un bon élève. Je suis piloté par une envie émotionnelle de traitement d’univers. Depuis le thème initial, j’essaie d’organiser une histoire pour qu’elle raconte ça. Je suis très fan des œuvres des années 40,50, 60 où les BD, romans, films avaient une ambition unificatrice : une parabole où l’auteur vous parle de du monde, de l’état du monde, et le rend le plus universel possible.

Étapes de travail sur une planche / ©Mathieu Lauffray

L’universalité de la république, ça me touche beaucoup. Je suis content quand un auteur a une expérience de vie et qu’il en fait un récit parabolique universel qui parle à tous. L’homme qui tua Liberty Valance : c’est un western, mais ça parle de la liberté de la presse, de l’implication du citoyen, de quantité de choses, mais ça le fait d’une manière divertissante. 

J’aime l’idée qu’on ait des thèmes qui ne soient non pas spécifiquement liés à des classes socio-professionnelles particulières ou à des milieux. Une des missions de l’artiste est, au contraire, de la rendre universelle. C’est quelque chose que le parti communiste faisait beaucoup à l’époque : on va éduquer les citoyens pour qu’ils puissent voter, pour qu’ils puissent apprendre et s’élever. Pour sortir des systèmes qui limitent, des systèmes de coercition qui les maintiennent dans une ignorance, il faut éduquer les peuples. 

Alors, je n’ai pas la prétention d’éduquer les peuples, mais là j’ai parlé de la liberté et je serais content que des gens qui ne sont pas uniquement fans de pirates ou des gens qui sont uniquement intéressés par des traités de développement personnel s’y retrouvent. Mais je suis confronté à un autre piège : comme très peu de gens font des œuvres dans ce sens-là, ça n’est plus dans l’air du temps, les gens ne sont plus à l’écoute de ça. 

Si on veut parler d’un problème sociologique, faut parler de la société, on ne va pas commencer à projeter ça dans un autre univers. Et si on veut faire un récit de pirates, ne commence pas nous emmerder avec des propos philosophiques, parce qu’on n’est pas là pour ça.

Je me retrouve entre-deux, on ne revient pas vers moi en disant « j’adore ton point de vue sur la nature ou la liberté » parce qu’ils sont persuadés que moi, ce qui m’intéresse, c’est les pirates. Alors que ça n’est pas le cas. 

Mais peut-être qu’avec le T3 oui, c’est beaucoup plus marqué. Tu auras peut-être ce genre de remarques dans les prochaines dédicaces ? 

Planches originales de Raven T3 / photos ©Thomas Mourier

M.L. : Clairement. Mais je reste persuadée qu’aujourd’hui si tu veux parler de la bombe, c’est bien que le livre s’appelle La Bombe. Si tu veux parler d’un truc, tu l’annonces, tu ne fais pas le malin. Ça m’embête, parce que j’aime bien l’idée qu’on peut parler de la science des océans en faisant un film sympa pour montrer à des gamins de 8 ans et pas uniquement à des chercheurs du CNRS sur-diplômés, j’aime bien Cousteau, Haroun Tazieff, les frères Bogdanoff, Il était une fois l’homme… J’aimais bien Cosmos de Carl Sagan pour découvrir les splendeurs de l’univers. Mais j’aime aussi que l’on parle de sujets complexes sous des apparences simples et fédératrices, j’aime que tout le monde soit autour de la table. J’aimerais bien qu’on retrouve ça, parce que ça met tout le monde sur le canapé pour se partager le bouquin ou le film, de manière à ce que tout le monde apprenne, s’émerveille en se divertissant. 

Encore encore une fois, je n’ai pas la prétention d’apprendre, mais j’ai la prétention de parler de choses qui m’intéressent par des biais universels et démocratiques. Comme je disais dans une interview où j’étais fort désagréable : c’est facile de parler à sa catégorie socio-professionnelle. On sait le vocabulaire qui leur plaît, on sait comment les flatter et on sait comment créer une coordination naturelle entre un propos, les valeurs d’un milieu et les moyens que ce milieu apprécie. C’est un boulevard, on alimente une niche préétablie, pré programmé à apprécier ce type de production. 

Pour moi, faire société, c’est l’inverse et c’est mettre tout le monde dans la même salle, tout le monde à table et tout le monde participe.

 

Question de couleurs, d’argent et de vocation 

Tu as déjà évoqué ton prochain projet, mais je me demandais si tu fais beaucoup de tentatives que tu laisses de côté. De tester à l’écrit ou visuellement des pistes que finalement tu ne vas pas utiliser tout de suite ?   

M.L: Afin de vous répondre de manière concrète, je vais vous dire un truc que je ne devrais pas — parce que je vais passer pour un cinglé, mais comme je le suis, ce n’est pas grave— je n’étais pas totalement satisfait de mes couleurs sur les deux premiers albums. J’ai pris le taureau par les cornes, et avec l’aide de mon camarade Jean Bastide, nous avons exploré un nouveau logiciel et donc, un nouveau système de mise en couleur sur le T3 de Raven.

Étapes de travail sur une couverture / ©Mathieu Lauffray

La facture visuelle est assez différente et c’est assez notable quand on y fait attention. Du coup, pris dans mon énergie, j’ai refait les couleurs du deuxième puis du premier tome. 

Pour un auteur, refaire les couleurs d’un album déjà publié, ce n’est pas normal. Mais ces scènes sont importantes pour moi. Ce sont des années de travail, de conception… Si j’ai l’impression de pouvoir les mener plus près de ce que je souhaite, ça n’a pas de prix pour moi ! Si en 2-3 mois, je peux arriver à le rapprocher encore plus près de la note que je veux lui donner, je n’hésite même pas. 


Je vais gagner moins de sous, mais c’est pulsionnel, c’est comme ça. C’est marrant, une fois j’ai lu un commentaire fort désagréable sur un forum qui m’accusait d’avoir voulu écrire moi-même le scénario afin de récupérer plus de droits. Mais s’il savait le temps et l’énergie qu’on met dans nos trucs ! Il y a plein de bonnes raisons pour faire de la BD mais pas la motivation mercantile ! Sauf peut-être sur quelques licences colossales, qui vient faire de la BD pour faire de l’argent  ? 

Le don que fait un scénariste quand il travaille avec nous sur un livre, entre le plaisir de collaborer, de se voir et d’en discuter. La qualité du texte ou des idées qu’il apporte ou encore le gain de temps colossal de bosser à deux… La collaboration est ultra compétitive si on veut en parler en ces termes. 

Se mettre en auteur complet c’est avoir l’idée d’une histoire, apprendre le métier de scénariste, exposer les années de travail passés sur une série à l’épreuve de sa propre écriture… Cela prends des mois d’implication et de perte sèche !

Le travail que me « coute » un scénariste est remboursé en quelques semaines de prestations dans le cinéma ou le jeu vidéo…. Se mettre en auteur complet n’est pas une bonne affaire, on le fait quand on veut raconter une histoire qui vous touche, et qu’on ne peut décemment pas demander à un scénariste de raconter votre histoire.

Aucun auteur ne fait le calcul de se débarrasser d’un scénariste pour des raisons financières, c’est une ineptie économique. N’importe quel dessinateur gagne mieux sa vie dans n’importe quoi d’autre que la BD. Le cinéma, le jeu vidéo, le design industriel…

Étapes de travail sur une peinture / ©Mathieu Lauffray

Sur un album vendu 15 euros, on gagne 1 euro par album qu’on se partage entre auteurs. On ne peut pas être riche à moins de faire Asterix ! Moi, j’ai fait 1 carton dans ma vie sur 25 ans de carrière. Oui, là tu fais des années qui sont bien meilleures, mais sur l’ensemble croyez moi, c’est la passion qui est aux commandes.

Accuser un auteur d’agir par calcul alors que nous n’avons pas de reconnaissance, pas de sécurité de l’emploi, pas de congés payés : je veux bien qu’on me fasse n’importe quoi comme procès, mais pas celui-là  ! 

C’est plus une méconnaissance de l’écosystème et de la réalité des conditions de travail d’un auteur de BD.

M.L. : Un auteur de BD est par nature passionné et il prend la mesure de ces risques. lI n’y a que peu de métier plus sauvages que la libre entreprise, particulièrement dans le domaine artistique. Chaque sortie de livre est une exposition, un acte de foi, une confrontation directe à ce que l’on vaut et à ce que les lecteurs vous donneront comme droit à poursuivre votre oeuvre.

Ces nouvelles couleurs, on les trouvera dans l’intégrale ou les rééditions ? 

M.L. : On va les trouver dans les éditions espagnoles, polonaises, allemandes et tchèques. Ce sont les premières qui vont être faites avec les nouveaux fichiers.

C’était pour revenir sur ce que tu disais, sur à quel moment on s’arrête ? Ça ne s’arrête jamais…

Oui, mais là c’est assez exceptionnel…

M.L. : Disons que c’est atypique. Je suis un auteur un peu singulier, je l’assume. Pour moi, une œuvre est constamment en mouvement, constamment en train de devenir quelque chose. C’est pareil pour les livres, il y a de nouvelles traductions ; pour les films de nouveaux montages avec des director’s cut. Chacun prend la version qui lui plaît.

Je comprends très bien qu’un réalisateur, 15 ans après, ait envie de revenir sur son montage. Il a investi 2 ans de sa vie. Ce sont des rêves, il n’y a que lui qui est juge pour savoir s’il est allé au bout de son projet ou pas. Comme il y a que nous qui sommes juge de déterminer si on préfère la version qu’on avait connue avant ou la nouvelle. 

Étapes de travail sur une planche de Long John Silver / ©Mathieu Lauffray

Cela pourrait être tout aussi naturel pour moi de rajouter des scènes dans Raven. Ce qui ne se fait pas en général : ce serait une manière de dire au lecteur qu’on a sorti un truc non achevé, mais ce n’est pas vrai. Nous ne sommes pas des fabricants, les hommes ne sont pas des produits finis.

D’ailleurs, on remarque souvent que les artistes n’aiment pas revoir leurs anciens travaux. Peut être est-ce en partie pour ça. Ce n’est pas qu’on a honte : c’est qu’on a envie de les modifier, de revenir dessus, de faire différemment. Une oeuvre est un processus en court.

En fait je trouve que c’est le métier le moins chiant du monde : c’est risqué, c’est dangereux, c’est compliqué, c’est incertain, c’est assez violent pour l’égo —tu passes 7 ans sur un truc et on te dit c’est nul, inutile, mineur, que tu faisais mieux avant… C’est possible et je n’ai pas de contrôle la dessus, mais soyez assuré d’une chose, je me bats, je donne tout et je signe de mon nom. 

Ce n’est pas un métier de planqués, à notre façon nous sommes très exposés. Alors autant être sincère. Tu n’as pas d’autre gain que ça et ça n’a jamais été dit aussi clairement qu’aujourd’hui. D’un côté, il y a Netflix de l’autre côté les jeux vidéos, tu ne peux pas rivaliser avec les industries de cette puissance-là : donc fais ton truc et sois sincère.

Un grand merci à Mathieu pour nous avoir ouvert les portes de son atelier et pris le temps de détailler ses secrets de fabrication en plus de cette conversation riche. On espère que cet entretien ouvrira à des envies de lectures, de relecture mais aussi des vocations.

🤳 Vous pouvez suivre son compte Instagram où l’auteur partage les coulisses de son travail.

Raven de Mathieu Lauffray, Dargaud (3 volumes)


Illustrations © Mathieu Lauffray / Dargaud

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