Nous sommes à une semaine du coup d'envoi de la quarante-sixième édition du festival de la bande dessinée d'Angoulême. Chaque année, l'événement évolue vers de nouvelles ambitions. Cette année j'ai souhaité en savoir plus sur cette édition et dans ce cadre j'ai discuté avec Stéphane Beaujean, directeur artistique du festival. Après avoir été tour à tour libraire, journaliste et consultant, il a pris en charge la définition de la ligne artistique de cet événement de grande ampleur, à la fois pour les lecteurs et les professionnels du milieu...
Une édition plus grande et plus diversifiée
Quand je demande à Stéphane Beaujean quels seraient les mots pour définir cette nouvelle édition, ils fusent presque naturellement : croissance et diversification !
"Cette édition sera plus grande en taille et en complexité. Cette amplification vient du fait qu’on a décidé de s’intéresser à tous les publics, nous aurons donc 2 500 mètres carrés de plus d’exposants, c'est une première ! Cette édition est aussi très internationale avec une quinzaine d’américains et six japonais, je ne crois pas qu’il y ait autant d’événements au monde sur la bande dessinée qui ramènent autant d’auteurs étrangers."
On ne peut plus reprocher au festival d'Angoulême de manquer d'ouverture : l'année dernière Naoki Urasawa ou encore Hiro Mashima avaient fait le déplacement. Et cette année le festival accueille Terry Moore, Charlie Adlard, Tsutomu Nihei, Paru Itagaki ou encore Taiyô Matsumoto qui signe l'une des affiches de l'événement. La programmation japonaise est particulièrement qualitative. Rien d'étonnant quand on sait que Stéphane Beaujean est un lecteur assidu de mangas. On le retrouvait par exemple à la préface du Fleuve Shinano chez Kana en août dernier. Pourtant, il m'explique que cette impulsion ne vient pas de lui cette année.
"L'année dernière j’ai amorcé une évolution, j’avais à cœur d'offrir au manga une place cohérente avec l’intérêt que les lecteurs lui portent aujourd’hui. Et par la suite les éditeurs ont réagi, les auteurs aussi. Ça oblige le festival à étendre sa surface pour accueillir tous ces gens. Ça va vite, plus vite que ce que j’imaginais !"
Prévoyez de bonnes chaussures : les bulles vont être plus grandes cette année. Et c'est tant mieux puisque ça permettra aux visiteurs de découvrir plus de choses !
Angoulême, un festival grand public ?
Difficile de définir l'ADN d'Angoulême tant le festival a pris d'ampleur. Si les visiteurs affluent, l'organisation continue à mettre en avant des œuvres plutôt confidentielles, notamment au travers de la sélection officielle. Pour Stéphane Beaujean, l'identité du festival est multiple :
"Le festival est par nature grand public puisqu’il s’adresse à une quantité de personnes importante, mais il est aussi très professionnel. Le problème d'Angoulême c’est que la BD est un secteur où il n'y a qu’un prix et un événement qui incarnent le milieu. À partir du moment où vous êtes seul, toutes les intentions de la profession convergent vers vous. Ça vous fait faire un grand écart qui n’est pas toujours tenable... Tant qu’il n'y aura pas un autre événement de la BD très différent, Angoulême sera dans l’obligation de jongler avec des créations underground, d’autres plus pop…"
Bien sûr, quand on parle d'événement d'ampleur sur la BD en France on pense aussi au Lyon BD Festival, à BD Boum, à Strasbulles... Stéphane Beaujean salue le travail effectué sur ces événements mais estime qu'ils n'ont pas la même résonnance, énumérant les dizaines d'heures de télé, de radio, les nombreux articles de presse qui lui sont consacrés.
"Nous n'avons pas de concurrence et je ne pense pas que ce soit prêt d'arriver. Les évènements concurrents et de qualité sont nombreux mais la France n’est pas prête à faire le triomphe de la BD plusieurs fois par an. Ça peut changer, mais aujourd’hui c’est encore un peu tôt."
Une collaboration inédite avec le grand prix Richard Corben
Cette année, les auteurs ont choisi de consacrer l'américain Richard Corben pour le grand prix. De fait, une exposition sera proposée lors de l'événement, avec un catalogue inédit. Stéphane Beaujean m'explique qu'il s'agit d'une collaboration exceptionnelle :
"Il a souvent refusé les livres sur lui et d’ailleurs le dernier remonte au début des années 1980. Il ne répond à aucune sollicitation ou presque… Et là il a fait preuve d’une générosité et d’une disponibilité supérieure à ce qu’on pouvait s’attendre ! Il trône au panthéon de mes artistes préférés. Je suis très très sensible à sa technique de dessin. C’est un des plus grands virtuoses de ce siècle. Il a un univers agressif, il aime choquer, perturber. Il a une esthétique qui est faite pour déranger. Mais derrière ce vernis, quelle puissance et quelle liberté du trait."
Depuis sa création en 1974, le grand prix d'Angoulême n'a récompensé que deux femmes. Aura-t-on un jour une lauréate ?
"Je ne vois pas pourquoi ça n’arriverait pas ! Il faut juste faire attention à ne pas l’élire pour ça. Aucun artiste n’a envie d’être mis sur le devant de la scène parce qu’il est de tel sexe ou de telle culture."
Par le passé, Stéphane Beaujean a déjà évoqué Rumiko Takahashi, l'autrice notamment de Ranma ½. Pourrait-elle devenir la troisième autrice à remporter le grand prix d'Angoulême ?
"En effet la première autrice en tête des sondages, et de loin, c'est Rumiko Takahashi. Cela dit je pense que ce n’est pas mon rôle de dire aux auteurs pour qui voter, ils le font très bien. Depuis que ce sont eux qui votent il n’y a pas eu un seul prix qui ait déçu."
À quoi ressemblerait l'Angoulême du futur ?
Le 24 janvier, Dupuis lancera Webtoon Factory, sa plateforme payante de publication de BD numérique. Il ne s'agira pas d'albums publiés en ligne, mais bien de bandes dessinées conçues directement pour le format numérique. A-t-il déjà réfléchi aux changements que cela représenterait pour le festival ?
"Pour être franc, sur du moyen terme je pense qu’effectivement il va y avoir un public pour la bande dessinée numérique. Mais sur le long terme, je pense que le vingt-et-unième siècle n’a pas encore créé son courant artistique. Ce qui a dominé au vingtième siècle, siècle de l’industrie, c’est le cinéma, l’art industriel par excellence. Le vingt-et-unième siècle, c'est le siècle du numérique, il n'y a pas encore d’art à proprement parler qui est entré en osmose avec la société. Évidemment ça viendra du web, et la bande dessinée a un rôle à jouer. Elle est par essence polyphonique, elle fait appel au texte et à l’image. Je ne crois pas beaucoup à la BD numérique, mais je crois à un langage numérique qui pourra trouver ses origines en partie dans la bande dessinée."
Stéphane Beaujean insiste sur l'importance de n’être ni trop en avance ni trop en retard par rapport aux évolutions du secteur. Le rôle d'Angoulême est avant tout de marquer l'instant. Selon lui, anticiper sans devancer, c'est le but d'un événement culturel. L'opération sera-t-elle réussie pour l'édition de cette année ? Pour le savoir, rendez-vous à Angoulême la semaine prochaine, du 24 au 27 janvier !