Pour revenir sur le second Popcast du réseau ARTs, dans lequel un débat sur le franco-belge a eu lieu, Strafeur et Alex Le Coq ont discuté sur les reprises graphiques dans la bande dessinée. Qu'en est-il si on reprend ce débat avec en exemple le personnage de Spirou, qui a suivi une véritable aventure graphique en étant écrit par une dizaine d'auteurs différents ?
Il est vrai que dans le monde de la bande dessinée franco-belge, il est rare que plusieurs dessinateurs se partagent une même série ou un personnage. C'est exactement le cas contraire aux États-Unis, où plusieurs dessinateurs et scénaristes se relayent sur une même série ou un même personnage. C'est une des forces des comics, qui ne cessent de se développer au fur et à mesure des auteurs qui travaillent dessus.
Avec le franco-belge, c'est l'effet inverse qui apparaît, car les personnages restent la propriété de leurs créateurs, et que donc personne d'autre ne peut les utiliser. Par exemple, seul Hergé est habilité et a les droits pour le personnage de Tintin, que personne ne peut utiliser sans l'accord des ayants droits. Cette particularité a ses avantages et ses inconvénients. Le personnage restera fidèle à sa première lecture et sera comme le désire le créateur originel (faisant quand même autorité). Par contre, cela veut aussi dire qu'il ne peut pas y avoir (ou très peu) de relecture du personnage pour le développer et l'approfondir.
On note néanmoins quelques cas de passation d'auteurs dans le monde de la bande dessinée. Dernièrement, Astérix et Obélix ont trouvé de nouveaux auteurs, avec Jean-Yves Ferri au scénario et Didier Conrad au dessin, tous deux mandatés par Uderzo pour reprendre le flambeau. Toutefois, le dessinateur a dû s'entraîner pour coller au maximum au dessin d'Albert Uderzo, comme il le dit pour Le Figaro.
« La complexité du style d'Uderzo, c'est qu'il est très dynamique, très vivant et, en même temps, il y a énormément de détails. Cela prend beaucoup de temps et c'est assez épuisant à faire. Il fallait que l'album ressemble à du Uderzo tout en gardant tout de même ma touche personnelle. »
En voulant le plus s'approcher du style de Goscinny et Uderzo, les deux nouveaux auteurs ont fourni un album d'Astérix proche des autres, mais sans vraiment apporter une nouvelle vague de fraîcheur (un mal ou non, cela dépend de chacun). Il n'existe donc pas vraiment de visions d'artistes en ré-écriture en franco-belge, si on excepte quelques cas particuliers. Donjon et Kookaburra font tous les deux partie de cette catégorie, principalement parce que plusieurs dessinateurs ont travaillés sur ces grands projets et proposent donc des visions différentes, ainsi que de nombreux scénaristes qui se sont relayés pour développer, à leur manière, tel ou tel personnage. Une autre de ces exceptions bien particulières n'est autre que Spirou, qui a su se ré-inventer durant les trois quarts de siècles de son existence.
Spirou est un de ses personnages iconique de la bande dessinée franco-belge. Il suffit de voir le calot rouge ou l'habit de groom pour penser tout de suite à Spirou, qui a su traverser les époques. Pour réussir justement à vivre durant ces 76 ans maintenant, il a fallu que plusieurs auteurs se penchent sur le personnage, chacun leur tour, pour donner leurs visions propres du héros roux. Les relectures des différents scénaristes et dessinateurs ont transporté le personnage bien loin de ses débuts, en 1938 avec Rob-Vel.
Avant tout, le personnage de Spirou est né de l'envie de Jean Dupuis de créer un hebdomadaire pour les enfants à la fin des années 30. La mascotte fut dessinée par Robert Velter, alias Rob-Vel, qui respecte un important cahier des charges. Spirou devient donc groom du Moustic Hôtel après qu'une planche fut aspergée avec de l'eau-de-vie. L'humour et le quotidien de l'époque se retrouve dans les pages de ce journal et le dessinateur voit en Spirou un héros espiègle et malin, qui s'amuse à faire des blagues et à vivre de petites aventures. Ce dernier n'a donc pas la personnalité que l'on connaît aujourd'hui, car Rob-Vel va vite passer le relais à Jijé.
Joseph Gillain, aussi connu sous le pseudo de Jijé, devient l'auteur phare du journal qui accueille de nombreux nouveaux auteurs alors qu'il dessine la série Jean Valhardi en parallèle de Spirou. Il continue dans la droite lignée de Rob-Vel, mais va également transformer peu à peu le personnage en un aventurier. Avec l'arrivée de Fantasio dans la série, le rouquin va vivre maintenant de véritables aventures et être transporté vers de nouveaux horizons que celui de groom. Cet aspect même du personnage disparaît (hormis son costume) pour laisser place à des petites intrigues. Débordé de travail, il abandonne la série pour Franquin qui va lui donner ses lettres de noblesses.
Tout le monde se souvient du trait qu'a su donner André Franquin à Spirou. L'auteur a transporté le protagoniste dans la modernité dans des aventures à travers le monde. Toujours accompagné de Fantasio et Spip, avec l'aide régulière du Comte de Champignac, Spirou vit des aventures avec maintenant des intrigues beaucoup plus larges qui tiennent en un album. Franquin a donné un vent nouveau en transportant le personnage au-delà de petites histoires simplistes. Il l'a développé au travers de plusieures aventures et en tant que héros, résolvant des mystères avec plus ou moins d'ampleur, mais toujours rattaché au monde réel. Certains des épisodes trouvent des échos ou des critiques sur l'actualité de l'époque (surtout avec des albums comme Le dictateur et le champignon et QRN sur Bretzelburg).
C'est à ce moment que la série a réussi à trouver sa marque et sa place dans le monde de la bande dessinée franco-belge. Il aura fallu qu'un auteur rapproche le plus possible le monde réel de Spirou dans sa modernité et son actualité, mais tout en intégrant assez de mystères, de magie et d'évasion.
À la suite de Franquin, après une période dépressive, Jean-Claude Fournier reprend les rênes de la série pour offrir à Spirou beaucoup plus de merveilleux. La réussite de Spirou tient ici : il s'agit de rester crédible. L'auteur a compris comment garder le merveilleux et le mystérieux tout en collant à la société et aux avancées technologiques. Fournier livre durant son passage des liens avec des cultures différentes de nombreux pays, pour transformer Spirou en un globe-trotter.
À sa suite, Nic Broca et Raoul Cauvin, tout droit sorti de l'école de Marcinelle (comprendre : le style Franquin), signent une trilogie avec La ceinture du grand froid, La boîte noire et Les faiseurs de silence. Ils tentent de se rapprocher le plus possible du modèle de Franquin, tout en développant Spirou à travers une intrigue beaucoup plus dense qu'à son habitude et prouvant que qu'il est devenu un héros à part entière.
Viennent enfin Tome et Janry pour assurer la suite de Spirou et Fantasio durant 14 albums. Les deux auteurs vont continuer à développer Spirou, l'amenant face à des intrigues plus complexes, plus crédibles et parfois plus fantaisistes. Mais les histoires restent cohérentes, avec un second degré caractéristique. Spirou et Fantasio continuent leur tour du monde, avec le pôle Sud, l'Australie, New-York, le Népal,etc. Dans un style graphique particulier qui petit à petit tend à s'émanciper du côté cartoon ou typique de l'école de Marcinelle. Le Spirou de Tome et Janry vit totalement dans le contexte contemporain de l'époque, sans abandonner un aspect fantastique. Jusqu'à atteindre le niveau ultime avec Machine qui rêve.
Dès le départ, le dessin dénote tout de suite avec le reste de la série. Plus réaliste, plus fin, plus intense, le dernier album signé Tome et Janry est un véritable ovni dans la série. Cependant, il reste plus fidèle que jamais au genre et transporte le personnage dans une aventure plus proche des films d'espionnage, avec une intrigue beaucoup plus obscure, et pose de vraies questions sur la place du héros. Machine qui rêve atteint en quelque sorte un sommet, surtout que Tome et Janry développent Spirou selon leur style et offre donc leur vision du personnage. La Jeunesse de Spirou, entamée par les deux auteurs, fait partie de ce développement dense.
Passer après Tome et Janry s'avère être difficile. Il a fallu attendre six ans avant que Morvan et Munuera se penchent sur Spirou. Ils tentent de se rapprocher du style des deux auteurs précédents, avec un humour qui ne fait pas spécialement mouche. Il ne faut pas essayer de coller à l'approche de Tome et Janry, mais au contraire, développer sa vision du personnage. Ils vont le faire petit à petit en revenant progressivement à une écriture et des dessins plus classiques. Renouer avec une vision plus standard du personnage le fait continuer sur des aventures intéressantes et bien dosées. Une recette qui fonctionne et que va reprendre Yoann et Vehlmann.
Aujourd'hui, Yoann arrive encore à dessiner de manière classique des aventures de Spirou qui arrive à rester moderne avant tout dans les intrigues de Vehlmann et son approche du personnage. Les codes classiques sont présents, mais pour une écriture contemporaine. Le Spirou de Vehlmann reste fidèle à lui-même, tout en étant encore plus dans son époque dans son caractère et son mode de pensée. Il arrive à rester le héros d'avant, qui part encore vivre des aventures mais de manière un peu plus décomplexée, se sachant pertinemment héros de bande dessinée.
En parallèle, la série « Le Spirou de.. » présente régulièrement un album réalisé par des auteurs différents. Ces aventures ne font pas partie de la série principale et donne une place pour certains auteurs de présenter leurs visions du personnage. On peut voir des histoires reprenant les origines de Spirou avec Le Journal d'un Ingénu d'Émile Bravo ou Le Groom Vert-de-gris de Schwartz et Yann. Ces différentes approches développent encore plus le personnage, notamment dans des aventures qu'il n'aurait pas pu vivre ou qui se veulent plus proche du travail d'un auteur. Notamment des aventures très reliées à la Seconde Guerre Mondiale. Aujourd'hui encore, le 2 mai dernier pour être précis, Schwartz et Yann ont livrés la suite du Groom Vert-de-gris avec l'album La Femme Léopard. À noter que Yoann et Vehlmann ont commencé avec Les Géants Pétrifiés dans la collection « Le Spirou de... » avant de travailler sur la série principale.
Si Rob-Vel a d'abord inventé le personnage pour devenir la mascotte du journal éponyme, un héros malicieux et farceur, Spirou s'est développé au fil du temps, passant entre les mains de nombreux artistes. Jijé le voyait comme un personnage espiègle vivant avec son temps ; Franquin l'a transporté en un aventurier vivant des aventures qu'il doit résoudre ; Fournier a ajouté la touche de magie, de mystère et a fait voyagé Spirou aux quatre coins du monde ; Nic Broca et Raoul Cauvin ont su écrire une trilogie qui a réussi à prouver que Spirou est un héros de la même manière qu'Indiana Jones, vivant de nombreuses péripéties et prêt à aller jusqu'au bout ; Tome et Janry ont, quant à eux, offert une vision différente des personnages ; Morvan et Munuera sont revenus vers un aspect un peu plus classique. Avec Yoann et Vehlmann, Spirou continue sur sa lancée. Tout en restant moderne, le héros est un personnage assez classique mais qui continue de se ré-inventer à travers des intrigues et une approche toujours moderne.