Connaître l’envers du décor. Approcher l’intimité de la création. Il n’est pas rare que certains auteurs après une longue carrière se penchent sur leurs parcours, sur leurs souvenirs et proposent un témoignage irremplaçable sur leurs œuvres, leur époque et leurs contemporains.
Il est l’un des fondateurs du manga d’auteur et un instigateur du « Gekiga », une forme nouvelle de fiction ancrée dans le quotidien, en réaction aux « Story Manga » incarnés par les œuvres de Tezuka. Son œuvre marque un moment clef pour l’industrie du manga et si elle est aujourd’hui reconnue, elle a mis un peu de temps à émerger en France.
Déjà 2 volumes d’une anthologie de ses travaux sont parus (sur 5 prévus : Cette ville te tuera, Rien ne fera venir le jour) dans un format qui se veut le plus complet et pointu sur l’auteur. Des nouvelles graphiques qui abordent dans le Japon conservateur des années 60-80 des sujets forts comme l’amour débarrassé de la romance, la vie familiale non idéalisée ou des thématiques délicates comme l’avortement, la maladie, le suicide, le travail avilissant… Des histoires courtes qui questionnent la morale à travers des personnages attachants et très vivants. L’ensemble est saisissant et puissant, on découvre ou redécouvre l’œuvre d’un des plus grands mangakas et son regard acéré sur son époque.
Yoshihiro Tatsumi dessina ses mémoires dans Une Vie dans les Marges. Une autobiographie sur son parcours de mangaka, ses lectures de jeunesse, sa rencontre avec les créateurs de l’époque, le milieu éditorial, la révolution gekiga : le tout sur fond de chronique sociale sur le Japon d’après-guerre. Pauvreté, chômage, malaise social,… les grands thèmes qui ont fait le succès du gekiga trouvent leurs origines dans l’enfance de ce personnage. Après sa défaite et sa mise sous tutelle par les USA, le Japon va mal et les classes sociales les plus fragiles vont en payer le prix fort. C’est dans ce climat rude et austère que notre héros passionné de manga — un médium nouveau dominé par le prodige Osamu Tezuka, dont les codes et les habitudes de lecture évoluent rapidement — va orienter sa vie autour de cette pratique. Comme beaucoup de ses pairs, il se forme très jeune, en recopiant les illustrés et les mangas du moment et en se plaçant comme assistant auprès de dessinateurs accomplis. Le parcours de cet alter ego de l’auteur va nous révéler son plus grand secret : dessiner, dessiner et dessiner, la pratique comme seule école.
« — Je me suis dit qu’avec les droits que j’allais recevoir, je pourrais peut être aller à l’université…
– Tu es sérieux ? Réfléchis, enfin ! Ça fait 6 mois que tu as envoyé L’île des enfants et toujours pas de nouvelles ! C’est mal parti pour gagner des sous ! Tu te trompes si tu comptes sur tes droits. Les prix gagnés avec tes mangas en une case…te rapporteront toujours beaucoup plus. »
Son style et sa manière de représenter le monde ont forgé une école graphique et ont influencé bon nombre de dessinateurs contemporains. Le ton sombre contraste avec les dessins lumineux, et la violence des situations est servie par une mise en scène légère. À travers ses planches et son découpage, il parvient à nous emporter dans cette exploration sans artifice d’histoires qui souvent finissent mal. Mais c’est surtout ses thèmes et son sens de la mise en scène qui feront de ce jeune dessinateur le maître d’un genre nouveau.
Récompensé dans de nombreux pays pour cette œuvre testament, ce diptyque a occupé les dix dernières années de la vie de Yoshihiro Tatsumi. Disparu en 2016, il nous lègue un témoignage fort et attachant sur une vie de travail et de création toujours en prise avec la réalité. Les œuvres de Tatsumi tendent à l’universel et nous touchent par son approche personnelle. Une manière poétique et artistique de voir le monde qui ne fait pas abstraction de la condition humaine et des problématiques de son temps.