Depuis plusieurs années maintenant, des éditeurs comme Image Comics, Aftershock ou Boom Studios apparaissent comme la terre promise du creator-owned (Republ33k vous en parlait d'ailleurs dans son dernier édito). Il aura fallu quelques grosses ventes, comme Saga ou Walking Dead, pour convaincre certains de se lancer, alors que le modèle existait déjà depuis un petit moment mais peinait à s'imposer. En 1994, le développement de l’univers d’Hellboy chez Dark Horse présupposait déjà de cette prise de liberté possible pour les artistes. John Arcudi et James Harren sont passés par l’univers de Mike Mignola, l’un étant acolyte d’écriture sur B.P.R.D., l’autre s’étant taillé les crayons sur quelques épisodes de la même série ainsi que sur Conan le Barbare. Rien de bien étonnant à voir les deux auteurs, accompagnés de l'habituel coloriste Dave Stewart, enfin de créer leur série avec Rumble.
Le récit commence une nuit, dans un bar où le taulier discute problèmes de coeurs avec un vétéran. Situation terriblement banale, avant qu’un homme de paille, renfermant l'esprit d'un guerrier légendaire, armé d’une grande et puissante épée, ne débarque pour éliminer le vieil homme. S’en suivra une quête de vengeance et une aventure mystique hors du commun, impliquant de vieux dieux, une ancienne civilisation qui vit dans l’ombre et deux jeunes désabusés. L’univers dépeint ici semble proche de celui de Hellboy, tant il partage ce traitement particulier du mythe de la terre creuse et de toute cette imagerie, passée entre les mains des meilleurs (De Jules Vernes à Jack Kirby). La galerie de monstres et leur dimension cachée et non-hostile envers les humains (sauf cas particulier) est brièvement développée et semble fonctionner assez naturellement. C’est la grande qualité de John Arcudi : livrer une histoire très fluide, presque évidente, tout en se permettant des petites folies au sein de son cadre scénaristique.
Le scénariste semble avoir beaucoup appris aux côtés de Mike Mignola depuis des années tant Rumble semble synthétiser ce savoir-faire accumulé au fil du temps. La narration limpide, les personnages n’ont besoin que de très peu de cases pour affirmer un caractère fort et son monde trouve un fonctionnement et une cohérence assez naturelle, proche de la perfection en terme d'introduction. L’écriture va à l’essentiel, avec un rythme assez soutenu et parfaitement maitrisé, aussi bien dans la peinture d’un univers riche que dans la dynamique humoristique qui traverse ce premier tome.
Malgré la comparaison, le ton de John Arcudi est beaucoup plus fun et second degré que son mentor, avec ses deux "héros" ; d'un côté un homme focalisé sur sa vie amoureuse et qui semble complètement paumé face au fantastique qui s’immisce dans son quotidien et de l'autre un guerrier divin en quête de vengeance près de 2000 ans après avoir été enfermé. Une opposition et un parcours parallèle plutôt discrets le temps des cinq chapitres ici présents, mais qui s'annonce plus importante pour la suite. Le décalage entre ses deux mondes, dont jouent beaucoup les dialogues, apportent un humour à la limite du méta, qui fini de créer une ambiance particulière. L’auteur n’hésite pas à se moquer de ses propres ficelles narratives, et se faisant, s’impose une certaine honnêteté qui lui servira à surprendre le lecteur en le détournant d’un chemin évident. C’est peut-être en cela que Rumble se révèle être une excellente lecture : la personnalité de ses auteurs imprime indéniablement les pages, offrant une oeuvre vivante, en apparence classique mais d’une richesse insoupçonnée, et qui traduit une joie contagieuse d’offrir une aventure comme on en fait plus : simple, drôle, efficace et incroyablement belle, grâce au dessinateur et son coloriste.
James Harren et Dave Stewart accompagnent graphiquement le récit d’Arcudi, et comme pour le scénariste, les deux sont passés à bonne école. Harren a pu se faire les crayons sur quelques séries mainstream avant cela, en faisant déjà preuve d’un goût certain pour l’action, le dynamisme et le découpage fluide efficace. Avec un style beaucoup plus cartoon qu’auparavant, l’artiste donne le tempo du récit et s’en sort de manière admirable. L’artiste fait preuve d’un talent fou sur les chara-design (entre animation et réalisme) ou sur les scènes d’actions, où va débarquer un trait plus fin et une optimisation de l’espace pour avoir le cadrage le plus efficace. A ses côtés, Stewart semble le plus expérimenté de l’équipe et le prouve avec un travail sublime sur les couleurs, avec une palette d’une richesse sans fin et une intelligence dans l’utilisation et l’évolution de certains tons, apportant du sens au récit (comme pour la rencontre avec Timah). Les deux artistes semblent fait l'un pour l'autre et se donnent à 200% sur cette série. Une alchimie qui marche également avec le scénariste, pour offrir une nouvelle petite pépite au catalogue Image, que le format de Glénat, légèrement plus grand que du comics, met en valeur.
Après de nombreux épisodes de B.P.R.D., John Arcudi prend enfin son indépendance des jupes de Mike Mignola en signant d'emblé un petit chef-d'oeuvre en devenir. L’influence d’Hellboy, ou encore de Jack Kirby, se fait sentir mais n’empêche jamais à Rumble de s’imposer comme l’une des meilleures lectures Image Comics du moment. Avec un plaisir communicatif et une incroyable alchimie artistique, les auteurs livrent une oeuvre personnelle, fun, drôle et terriblement efficace qui navigue entre plusieurs genres, influences et ambiances. Glénat tient enfin son meilleur titre, et vous, votre lecture du mois.