Cette semaine on s’attaque à un gros morceau, rien de moins que l’inventeur du roman graphique et certainement le dessinateur américain qui aura marqué le genre le plus durablement. Tellement durablement que les prix récompensant la BD aux USA s’appellent les Eisners awards.
Will Eisner, le créateur de l’increvable Spirit (un détective aux frontières du genre super-héroïque et du polar hard boiled) est un conteur hors pair, tant pour les adultes avec ses fables contemporaines des rues de New York que pour les enfants avec ses très belles adaptations de Moby Dick, Don Quichotte, ou des contes de Grimm.
J’ai hésité longuement pour choisir de quel album d’Eisner je voulais vous parler, tant il y en a de puissants et d’importants dans mon parcours de lecteur. Mais comme pour d’autres chroniques j’espère que ces quelques paragraphes vous donneront surtout envie de plonger dans l’univers de ce grand maître de la bande-dessinée.
New York Trilogie, compile trois albums –La Ville, L’immeuble et Les Gens– qui parlent tous de cette ville et de ses habitants à travers des destins d’anonymes voir même les souvenirs des bâtiments. Une trilogie datant de la dernière période de création de cet auteur qui aura testé et travaillé dans tous les genres possibles de ce médium. L’auteur y évoque le quotidien, le temps qui passe avec un sens du détail incroyable qui donne vie aux rues de la ville natale de l’auteur — Brooklyn plus particulièrement, un quartier qui sera au centre d’autres albums. Eisner joue sur le côté théâtral de son parti-pris : la ville est le décor de mille scènes improbables et il s’attache aux variations et aux répétitions. Les pages se font muettes le temps de quelques scènes où toutes en dialogue pour une autre. Non seulement Eisner maîtrise tous les codes de la bande-dessinée de l’époque mais il se permet des innovations qui vont influencer durablement la profession encore aujourd’hui. Il prend le parti inverse des histoires de l’époque : sans personnage principal derrière qui se raccrocher et en prenant de grandes libertés graphiques dans la mise en scène. Par exemple il systématise son découpage sans tracé de cases où chaque transition se fond dans la page, elle-même pensée comme un tout où même les titres s’intègrent au dessin — un petit jeune du nom de Frank Miller reprendra les codes du maître pour ses propres créations.
« -Dégagez-moi cette voiture de là !
– Je refuse !
– Très bien !! Je fais aussi une demande d’enlèvement et une assignation pour refus d’obtempérer à un policier !
– Facho !!!
– Mais Henry… Franchement, tu aurais dû déplacer ta voiture !
– Ce n’est pas ma voiture ! »
Cruelles, touchantes, souvent drôles, ces nouvelles en bande-dessinée témoignent du grand talent d’Eisner pour capter l’essentiel en quelques traits. Ses albums peuvent se lire comme la Comédie humaine de Balzac (oui, je compare le comparable…) : une galaxie de destins et d’histoires qui offrent au lecteur une vision riche et pertinente sur la société, le monde de l’époque mais surtout les relations humaines. Une histoire à échelle humaine qui s’attache aux individus plus qu’aux célébrités, une manière unique de voir l’histoire. Il n’y a pas d’ordre ou de mode d’emploi, avec ses dizaines de romans graphiques et ses milliers de pages de comics, il embrasse toutes les situations possibles –ou presque. D’ailleurs, il n’hésite pas à traiter des thèmes parmi les plus compliqués comme la religion, le génocide, le racisme, la guerre, le suicide ou la violence conjugale avec à chaque fois une réflexion pertinente sans jamais perdre de vue les moments importants autour de la famille, l’amitié, l’amour et le rêve. Et sans jamais arrêter d’expérimenter graphiquement. Intemporelles et humanistes, les histoires de Will Eisner s’inscrivent dans cette liste réduite de livres qui sont aussi plaisants à lire que ce qu’ils donnent à réfléchir.