Six mois après l'annonce du décès de Yoshihiro Tatsumi, les éditions Cornélius publie le premier volume d'une ambitieuse et nécessaire anthologie de l'auteur (merci !) avec l'arrivée en librairie de Cette ville te tuera. Ce géant de la bande dessinée japonaise, à qui l'on attribue la paternité du mouvement gekiga ("images dramatiques" en français), nous a en effet quitté le 7 mars 2015, laissant derrière lui une oeuvre riche mais encore injustement méconnue. À l'exact opposé de son maître, Osamu Tezuka, il a refusé le positivisme forcé des mangas de jeunesse des années 50 pour bâtir une bibliographie proche du réel, comme un témoignage de la vie quotidienne d'un Japon d'après-guerre humilié et occupé.
Cette ville te tuera ne fait pas exception. Composé de vingt-trois récits courts, l'album s'intéresse à la modernisation du pays et aux difficultés de la population à s'y conformer. Tatsumi dresse le portrait de la société japonaise par le biais de marginaux victimes des transformations sociales trop rapides du pays sous l'occupation. Ses personnages sont des éboueurs, des prostituées, des chefs d'entreprise que la ville est destinée à engloutir dans un torrent de violence dans lequel chacun doit prendre sa place : victime, ou bourreau. Il analyse leur comportement pour saisir le point de non-retour, celui où tout un chacun craque et commet l'irréparable. Ses armes ? La passion et les rêves lorsque la réalité les piétine.
Pour un néophyte, Cette ville te tuera est le parfait exemple de ce qu'est le mouvement gekiga : un récit noir destiné à un public adulte, qui se préoccupe de sujets graves et qui n'épargne rien à ses lecteurs. De la même façon que Shôtarô Ishinomori dans Eros X SF, Tatsumi dépeint les frustrations des japonais au travers de leur vie sexuelle chaotique, sorte d'exutoire qui révèle une psychologie déviante et angoissante qui finira tôt ou tard par se retourner contre eux. Infanticide, meurtre, séquestration et abus de pouvoir sont quelques-uns des thèmes abordés par l'auteur, qui prend un malin plaisir à ne jamais conclure sur un effet positif. Au contraire, la dernière case signe toujours la victoire de la ville. Un drame au sens grec du terme...
Je prends souvent Je ne t'ai jamais aimé de Chester Brown comme exemple de l'importance des blancs et du muet dans une bande dessinée. J'oublie souvent Tatsumi mais le silence est une règle d'or de sa narration. Particulièrement les observations silencieuses qui soulignent le trait de caractère d'un personnage ou introduisent le suspense. En jouant avec la notion de silence, il synthétise le récit. C'est au lecteur d'en tirer des conclusions. Lui, ne fait que donner les clés. Chaque nouvelle est ainsi présentée en quelques pages, sans jamais oublier le moindre détail. C'est un des éléments essentiels de la bibliographie de Tatsumi : cette faculté de satisfaire le lecteur en le poussant à la réflexion par des séquences en suspens.
Cette ville te tuera présente un autre visage de la production japonaise ; celle qui questionne et effrite le Japon sans jamais chercher à divertir. Chaque nouvelle est un témoignage de la bascule soudaine d'un pays en déséquilibre après la défaite lors de la Seconde Guerre Mondiale. Yoshihiro Tastumi observe ses contemporains, leur mal-être, et s'insurge contre l'optimisme ambiant d'une société qui pourtant perd jour après jour son identité. Tatsumi est un auteur essentiel pour comprendre l'histoire du Japon d'après-guerre, son pessimisme étant une exception au pays du Soleil-Levant.