Malgré les loups timides ou les lapins mignons sur les couvertures, ce manga animalier et anthropomorphe est bien un seinen, un manga pour adultes. Il serait plus à rapprocher de Blacksad, que l’autrice cite comme référence, que de Zootopie. Comme la série de Juan Díaz Canales & Juanjo Guarnido, les personnages sont à la fois humanisés et utilisent les attributs des différentes races auxquelles ils appartiennent, mais chaque personnage est bien plus complexe que ce qu’on croit et les apparences peuvent être trompeuses. Ce jeu de croyances et d’aprioris est au cœur de l’intrigue de Beastars.
Le monde est partagé entre les herbi et carni qui doivent cohabiter malgré leurs instincts primaires et s’adapter à une société pleine de règles pour que tous puissent vivre ensemble, mais au-delà de ces différences physiques et physionomiques, la société décrite par Paru Itagaki révèle les inégalités entre dominants / dominés et s’intéressent aux castes, élites versus les plus démunis. Chaque élève rêve d’être une Beastars, l’animal le plus populaire du lycée qui donnerait un élan à son avenir et le mettrait en avant dans la société. La compétition qui se joue entre les élèves dans les premiers volumes de la série nous donne une idée de la trame plus générale qui s’ouvre lorsque nos héros sont confrontés au vrai monde. Plusieurs meurtres parsèment les premiers chapitres pour nous faire garder à l’esprit que ce monde est dangereux, en contre point des réactions du héros Legoshi, un loup timide. La figure du loup si prisée dans les contes et l’imaginaire populaire est prise à rebours par l’autrice, car on a là, certes l’un des animaux les plus dangereux et effrayants, mais qui se révèle être le plus humble et bienveillant.
Même les uniformes scolaires sont censés gommer les différences dans ce monde allégorique où tout semble aller pour le mieux, la mangaka joue sur les variations en faisant d’un loup géant, d’un lapin nain et d’un cerf ténébreux les héros de son histoire. Dans ce cadre scolaire, tout tourne autour du club de théâtre comme pour souligner que si tous ces animaux jouent un rôle sur scène, ils le font peut-être aussi dans la vie. Et les relations de rivalités ou amoureuses vont se complexifier avec cette duplicité constante. De même que la mangaka dessine un parallèle entre appétits carnassiers et sexuels dans un jeu de métaphores qui mettent en avant la relation prédateur-proie qui peut exister entre deux personnes.
Derrière ces thèmes très forts se cache beaucoup d’humour aussi. Entre farce et satire, entre personnages conditionnés par leur nature animale qui se comportent comme des humains et des personnages bien trempés à l’image de ce panda combattant, sorte de Rambo se présentant comme un docteur. Le scénario flirte entre cette légèreté et la menace du drame qui peut arriver à tout instant, entre instincts difficiles à maîtriser et personnages très borderline comme Louis le cerf. En gardant à l’esprit que tous les membres de ce club de théâtre ont un lourd passé, qu’ils gardent plus ou moins secret.
Le dessin très vivant de Beastars surprend à la première lecture, car il détonne pas mal avec les standards graphiques de notre époque. La dessinatrice explore différentes techniques au fil des chapitres et son trait fluctue en fonction des émotions ou de l’intensité dramatique. Idem pour la mise en page qui s’accompagne d’effets graphiques et d’un découpage très irrégulier qui cherche à incarner l’action. Parfois sans décors, avec un trait presque crayonné ou au contraire très chargé, le dessin de cette série s’adapte au contexte et lorgne plus du côté des auteurs européens que Japonais pour ses sources d’inspirations.
Série multiprimée dès sa sortie, qui ont fait de cette mangaka une star dès ce premier essai, elle entame une œuvre devenue virale en quelques chapitres qui a rapidement été traduite en France. Elle fait l’objet d’une adaptation animée qui sera disponible sur Netflix en octobre prochain et les premières images donnent très envie. Le 5e volume arrive en juillet et il y en a déjà 13 au Japon. La suite promet d’être bien plus sombre autour de ce grand innocent loup…