Pour son premier album publié en France, Deena Mohamed fait le choix avec ses éditeurs de réunir son œuvre composée à l’origine de 3 tomes en un seul et même roman graphique de 527 pages. En commençant ce projet, l’autrice voulait parler à son audience égyptienne afin qu’elle perçoive la bande dessinée comme un art complet et non plus comme des histoires pour enfants.
Alors oui, Shubeik Lubeik : vos désirs sont des ordres, est une bande dessinée d’une autrice égyptienne, mais Deena Mohamed souligne que son travail ne doit pas seulement être considéré comme une BD égyptienne faite par une autrice égyptienne, mais comme une bande dessinée à part entière. Pourtant, toute la culture du pays dans lequel elle a grandi, se retrouve dans son album. Elle situe son univers en Égypte et elle reprend des codes propres à une culture et à une littérature orientale. Shubeik Lubeik n’étant pas sans rappeler le conte d’Aladin dépeint dans Les Mille et Une Nuits où un garçon des rues, grâce à l’intervention d’un génie, voit ses vœux exaucés.
À la manière d’une fable moderne et dystopique, Deena Mohamed nous prend par la fin ( littéralement, le roman se lisant dans son sens d’écriture d’origine : de droite à gauche ) et nous plonge dans un monde oú les vœux sont rois et où les désirs sont plus complexes qu’il n’y paraît.
Deena Mohamed dépeint dans cette œuvre dense une Égypte contemporaine où les vœux sont devenus des marchandises qu’on peut acheter, vendre ou échanger. Dans ce roman graphique intense, trois destins s’entremêlent autour d’un vœu. 3 personnages aux vies différentes mais pour qui, les désirs ne sont pas devenus une douce réalité…
3 parties composent ce roman graphique et chacun d’entre eux tourne autour d’un des 3 personnages principaux. Ces personnages se rencontrent, échangent et ont un point commun : celui d’avoir acheter leurs vœux au kiosque de Shokry. On peut ainsi lire ce roman graphique, qui était initialement publié en 3 tomes distincts, comme une entité puisque le fil narratif, bien que différent pour chaque partie, reste le même.
Un conte des temps modernes
Égypte, de nos jours. Un système de vœux régit la société. Ils sont organisés en catégorie : 1ère, 2ème et 3ème catégorie et selon la catégorie le risque que le vœu se réalise et corresponde aux attentes du faiseur de vœux varie. La 1ère catégorie étant la plus prisée, elle n’est accessible qu’à une certaine partie de la population plus aisée. Ceux n’ayant pas les moyens de se les offrir, se débrouillent avec des vœux de 3ème catégorie, appelés « delesseps » ( nom donné en référence à Ferdinand de Lesseps connu pour avoir dirigé la construction du Canal de Suez, une des innovations majeures dans le processus de modernisation de l’Égypte ) qui sont des « vœux maudits » amenant plus de malheur que de bien.
Shokry tient un kiosque dans le centre, il a hérité de 3 vœux de 1ère catégorie, mais en l’honneur de son père et, par piété, refuse d’en faire quoique ce soit. Sous le poids de la faillite, il va se résoudre à les vendre à bas prix. Pas loin du centre ville, Nour revient de l’université, elle est épuisée et elle sent que quelque chose ne va pas chez elle. Dans les beaux quartiers égyptiens, elle réfléchit à un moyen de conjurer ses maux.
Un vœu ? Mais comment le formuler pour qu’il s’exauce comme elle le souhaite ? Que demander ? La réussite ? Le bonheur ? C’est le début d’une longue réflexion pour Nour qui va l’amener bien plus loin… Aziza, elle, vient d’enterrer son mari. Pour honorer sa mémoire, elle a l’idée d’acheter un vœu pour demander la Mercedes que son mari désirait tant. Mais ce n’est pas si simple pour une femme des quartiers défavorisés de détenir un vœu de 1ere catégorie et son vœu le plus cher va vite se transformer en cauchemar.
Dans chaque partie, Deena Mohamed aborde des thématiques différentes mais qui restent très universelles. Pour Aziza, c’est le deuil et la capacité de résilience qui sont mis en avant, la partie de Nour aborde les thèmes de la santé mentale et pour Shokry, l’autrice travaille à mettre en lumière toute la dimension religieuse qui gravite autour du système des vœux.
Deena Mohamed réunit beaucoup de styles graphiques différents. C’est un album qui passe par la bd documentaire, avec l’utilisation de graphiques, de schémas qui prennent des doubles pages immenses et nous en apprend davantage sur cet univers onirique et fabuleux.
Un roman graphique très chimérique mais aussi très concret qui met en lumière des parts d’humanité complexes tout en s’appuyant sur un imaginaire collectif très ancré. Qui ne s’est jamais demandé ce qu’il ferait face à un génie capable d’exaucer les vœux ? Pourtant qui peut nier que s’il était possible d’acheter des vœux, il ne ferait pas le vœu d’être le meilleur dans tel ou tel domaine, d’être le plus beau du monde ou encore d’être riche.
Cet univers interroge toutes nos failles et nos défauts : la cupidité, l’égoïsme, l’envie… Sans porter de jugement sur une société, sans moraliser la population qui la compose, l’autrice conjugue une grammaire et un vocable méconnus du lectorat européen et occidental. Elle décrit 3 histoires, 3 états d’esprit, 3 personnalités et 3 façons d’utiliser les vœux. L’une de manière simple, l’autre de manière juste et une de manière définitive.
Et si Deena Mohamed ne réalise pas un album politique à proprement parler en restant focalisée sur le merveilleux, son récit et l’univers mis en place questionne et soulève des problématiques très actuelles. Shubeik Lubeik est une vraie découverte. Une découverte de la bande dessinée égyptienne, mais aussi de toute cette culture religieuse, historique et sociale. Au fil des pages, on en apprend davantage sur l’organisation de ce pays qu’est l’Égypte.
Shubeik Lubeik : vos désirs sont des ordres, Deena Mohamed, Steinkis
Traduction de Victor Salama
Tous les visuels sont © Deena Mohamed / Steinkis
