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par Arno Kikoo - le 18/02/2025
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par Arno Kikoo - le 18/02/2025

L’Arpenteur : et si Death Stranding était (plus ou moins) une BD ? Rencontre avec Viktor Hachmang

Puisque Viktor Hachmang était présent pour présenter son premier album chez Casterman au FIBD, nous nous sommes mis à sa table pour lui poser quelques questions, tant sur son parcours que les différentes inspirations qui ont donné vie à L’Arpenteur.

De la science-fiction, de nouveau, et chez Casterman également qui plus est. L’Arpenteur, sorti en ce début d’année – et mis en avant par la présence de son auteur au coeur du FIBD – est très loin de l’humour pince-sans rire et des concepts foufous vus chez le même éditeur avec Avaler la Lune.

Ici, un héros solitaire s’écrase par erreur sur notre planète dévastée et à l’abandon, et tombe sur un vieil ouvrage de William Shakespeare, La Tempête. Guidé par cet écrit, il va errer à travers l’inconnu, dans un récit qui brille par un travail de dessin et de découpage épatant, et une utilisation de couleurs vives (et quelques pantones) qui tranchent avec l’apparente froideur du ton d’ensemble.

Cette interview est à lire ci-dessous, mais vous pouvez également l’écouter au format podcast (via First Print) si vous êtes suffisamment à l’aise avec l’anglais.

Remerciements à Aline Vuagnat pour le travail de traduction et retranscription.

Qui êtes-vous, Viktor ? Que faisiez-vous avant de faire des bandes dessinées ?

Viktor Hachmang : J’ai 36 ans, je suis dessinateur de bandes dessinées et graphiste néerlandais. Je vis à La Haye, aux Pays-Bas, et je travaille dans ce domaine depuis plus de 15 ans maintenant.

Qu’est-ce qui vous a amené dans ce domaine ? Qu’est-ce que vous aimez dans le dessin, dans le design ?

V.H. : Eh bien, j’ai commencé comme graphiste, mais j’ai toujours été passionné par les bandes dessinées depuis que j’étais tout petit. Et je me suis de plus en plus intéressé à la musique et au design de posters, ce qui m’a amené aussi à la conception de pochettes d’albums. Du coup, le design a pris le dessus pour moi.

Mais quand j’ai étudié le design graphique aux Pays-Bas, à un moment donné, je me suis un peu ennuyé. Les Pays-Bas sont très connus pour leur type de design graphique assez minimaliste, et j’ai aimé ça pendant un moment. Ensuite, mes intérêts ont commencé à se tourner de plus en plus vers l’illustration. Mes posters sont devenus de plus en plus illustratifs, et peu à peu, mon amour pour la bande dessinée s’est ravivé.

Diriez-vous que le design graphique, si on le compare à l’illustration ou à la BD, est comme à l’opposé total ? Dans le design vous avez tendance à aller à l’essentiel, et en illustration ou en comics, vous pouvez faire tout ce que vous voulez et en rajouter encore plus ?

V.H. : Oui, bien sûr, cela dépend de ce que vous voulez communiquer, mais je pense que l’aspect communicatif du design graphique est super important, tandis qu’en illustration et surtout en comics, je pense que l’expressivité et la personnalité sont beaucoup plus importantes. Il y a beaucoup plus d’opportunités pour s’exprimer de manière très brute et ouverte, et c’est pourquoi les comics m’ont semblé plus intéressants à ce moment-là.

Qu’est-ce que vous aimez spécifiquement dans la bande dessinée en tant que média, en tant que forme d’art ? Qu’est-ce que les BD peuvent faire que d’autres médias ne peuvent pas ?

V.H. : Je pense que la dimension multicouche des BD est vraiment intéressante. Je veux dire, bien sûr, cela vient avec l’élément du montage, qui est plus comme le cinéma, évidemment. Donc, le montage, la création de séquences, tout cela apporte un ensemble de possibilités différentes. Mais en plus, vous avez le texte, donc il y a aussi une couche supplémentaire où vous pouvez vraiment écrire des choses qui soutiennent l’histoire ou qui la contrastent. Et je pense que ces opportunités, avec toutes ces couches, laissent tellement de possibilités pour faire ce que vous voulez.

Évidemment, sur le plan stylistique, vous pouvez faire beaucoup plus que ce que vous pourriez faire en design graphique, par exemple. Et donc, ce sont tous ces éléments combinés qui, pour moi, font des comics une forme d’art complète. Et je pense qu’on n’a même pas encore vraiment vu tout ce qu’on pourrait faire avec. Je pense qu’il y a encore des innovations à expérimenter.

Et est-ce un objectif pour vous, d’expérimenter et d’essayer de nouvelles choses ? C’est le premier album dont vous parliez tout à l’heure, c’est ça ? Vous essayez à chaque histoire de vous réinventer un peu, d’expérimenter avec ce que vous pouvez faire, comme vous l’avez dit, avec des collages, des montages, et ce genre de choses ?

© Viktor Hachmang / Casterman

V.H. : Oui, tout à fait. Bien sûr, tout dépend du type d’histoire que vous voulez raconter. Cela vient avec tout un nouvel ensemble de choix stylistiques que vous pouvez faire. Mais je pense aussi que le fait que ce soit imprimé, le choix du papier et des couleurs, c’est aussi une nouvelle couche de narration que nous pourrions peut-être expérimenter. Donc, j’espère faire cela avec chaque livre, avec tous les livres que je crée, pour peut-être… oui, réinventer cela un peu plus ou ajouter quelque chose à ça.

Vous mentionniez juste avant que vous étiez un lecteur depuis votre plus jeune âge. Je ne sais pas quel genre de BD il y a aux Pays-Bas.

V.H. : Oh, les BD ne sont pas si populaires aux Pays-Bas, pour être honnête. Mais j’ai grandi avec les travaux de Hergé, et j’en suis tombé amoureux depuis que j’avais peut-être 4 ans ou quelque chose comme ça. Et donc, quand j’allais à l’école, je me rendais toujours à la bibliothèque de ma ville, qui était assez petite, mais ils avaient une collection de BDs vraiment vaste pour une raison que j’ignore. Et chaque mercredi, j’allais en vélo jusqu’à là-bas et je remplissais mon sac à dos de toutes sortes d’albums qui m’intéressaient. Et donc, je lisais un peu de tout, je prenais tous les livres dont la couverture me parlait. Je les prenais simplement. Mais à un certain moment, j’ai découvert les travaux de Moebius, et je pense que j’avais sept ou huit ans à ce moment-là.

Peut-être un peu trop jeune pour lire…

V.H. : Beaucoup trop jeune, je ne comprenais pas la plupart des choses, mais la manière dont il dessinait était tellement expressive, complète et détaillée que… vous savez, ma mère me disait toujours, quand je lui demandais « Qu’est-ce que je devrais dessiner ? Qu’est-ce que je devrais dessiner ? » comme font certains enfants quand ils sont bons, elle me disait « En BD, tu peux faire n’importe quoi, fais juste n’importe quoi ! » Mais quand j’ai pris celles de Moebius, j’ai vraiment eu l’impression pour la première fois que, oui, c’était possible de vraiment faire tout ce que tu voulais. Et donc, oui, ces deux influences ont été vraiment déterminantes pour moi.

Est-ce qu’il y avait aussi des comics américains ou des mangas dans votre bibliothèque ou pas ?

© Viktor Hachmang / Casterman

V.H. : Pour une raison ou une autre, ce n’était pas vraiment populaire aux Pays-Bas, ça a pris du temps avant d’arriver. Et honnêtement, je n’ai pas été complètement influencé par ça non plus. J’en ai lu quelques-uns, comme les premiers comics de Spider-Man, par exemple, que je trouvais intéressants à l’époque, mais j’ai un peu perdu cet intérêt. Oui, les comics américains n’étaient pas vraiment populaires à l’époque, maintenant c’est différent. Et aussi, les mangas, là où je vivais, personne ne les lisait, mais maintenant, oui, ils sont bien présents.

Et est-ce qu’il y a une grande industrie professionnelle de la bande dessinée aux Pays-Bas ? Est-ce que vous êtes le seul artiste de BD là-bas ou est-ce qu’il y en a d’autres qu’on ne connaît pas bien, parce qu’on n’en voit pas beaucoup ?

V.H. : Non, je pense que la plus célèbre, c’est peut-être Aimée de Jongh. Elle fait des romans graphiques très intéressants. Mais je dois être honnête, je me considère un peu comme un outsider dans le monde des comics en général, peut-être aussi ici en France. Comme je le dis, mon travail frôle parfois le design graphique. J’ai un pied dans les deux domaines, et je ne suis pas uniquement bien immergé dans tout cet univers.

Diriez-vous que c’est un avantage pour vous ?

V.H. : Je pense que oui, je pense que ça peut l’être. Je pense qu’avoir un regard un peu oblique sur les deux domaines permet de faire des mélanges intéressants qui, peut-être, comme je l’ai dit, poussent un peu les limites de ce que peut être le média. Je pense que c’est définitivement un avantage.

Donc L’arpenteur en français est votre premier roman graphique publié ou votre premier album de bande dessinée en France, mais je vois que vous en avez d’autres publiés ici. Quels sont-ils ?

V.H. : Peut-être que je peux juste les sortir. [Il sort ses albums néerlandais]

© Viktor Hachmang / Casterman

Le premier comics que j’ai fait est un comics en néerlandais. C’est une ré-interprétation d’un roman dystopique des années 1920. C’est entièrement en néerlandais et donc complètement influencée par le style de l’art utopique des années 1920.

L’art néerlandais de cette époque était très connu pour sa géométrie stricte, comme Piet Mondrian qui est peut-être l’exemple le plus célèbre. Mais c’était un roman écrit en 1920 par un écrivain néerlandais très célèbre, qui n’est pas connu en dehors des Pays-Bas, nommé Bordewijk. Et quand je l’ai lu, je me suis dit que ça pourrait être intéressant de l’adapter. Et donc, oui, ça s’est transformé en une bande dessinée complètement abstraite, pleine de couleurs primaires et, comme je l’ai dit, très constructiviste, minimaliste et géométrique.

On dirait presque un comics de design graphique.

V.H. : Oui, oui, je pense que ce livre est ma première étape pour essayer de me développer davantage dans la narration et dans le domaine des comics en général.

J’ai poursuivi avec une série de collections de nouvelles très expérimentales avec l’éditeur britannique Landfill Editions, et nous avons créé des comics extrêmement expérimentaux, mais on peut déjà voir que je commence à expérimenter avec des couleurs fluorescentes et avec Anton je pense que j’expérimente ça depuis plus de 10 ans maintenant, en essayant de voir ce que cette couche pourrait ajouter à la narration. Ces histoires courtes sont toutes basées sur des rêves que j’ai eus, et donc elles ont tendance à être sans paroles, et le sujet ainsi que l’arc narratif sont assez abstraits d’une certaine manière, mais c’est ce que j’aimais et c’est ce que je voulais expérimenter.

Donc, vous ne voulez pas que les gens comprennent vraiment ce qui se passe ?

© Viktor Hachmang

V.H. : Non, ce n’est pas mon objectif principal, bien sûr, mais je voulais juste créer quelque chose qui me semblait fidèle à moi-même et ne pas tenir compte du public. Je voulais juste voir ce qui en ressortait.

Est-ce que c’est plus difficile, même dans votre propre pays ou pour un éditeur britannique, de publier ce genre de projet très abstrait ? Est-ce difficile à vendre aux éditeurs ?

V.H. : Eh bien, cette maison d’édition, avait un public assez fanatique. Donc, on a fait des tirages très courts de ces livres et ils se sont vendus très rapidement pour une raison étrange. Et non, je n’ai jamais rencontré de problèmes à ce niveau. Mais bien sûr, je sais que les histoires courtes ne sont pas pour tout le monde et, surtout, je sais que je ne fais pas de la musique pour des millions de personnes quand je produis ces comics.

Au moins, vous en êtes conscient.

V.H. : Oui, oui, c’est sûr. Il y a toute une série de ces livres, mais je pense que toutes ces expériences, comme je l’ai dit, sont très expérimentales, et elles se retrouvent toutes dans L’Arpenteur, c’est certain. Et donc, cela vous donne peut-être une indication sur la nature fragmentaire de la narration.

D’accord, donc, on voit sur la couverture du Bestarium un personnage qui ressemble un peu à Geo de L’arpenteur. Est-ce que c’était comme un préquel ou une première idée que vous développiez pour en faire une histoire complète ?

V.H. : Oui, complètement. Cette histoire, je l’ai commencée exactement au début du confinement lié au COVID, et il y avait déjà peut-être une sorte de prémonition d’une narration post-apocalyptique que je pensais intéressante parce que ça capture des moments qui pour moi était très lourds, terrifiant et un peu angoissant. Et donc, je pense que c’est peut-être un essai avant L’arpenteur, oui, c’est sûr.

D’accord, donc parlons de L’arpenteur. À part le personnage, quelle était l’idée originale de ce projet ?

© Viktor Hachmang / Casterman

V.H. : L’idée était de faire une histoire, un long comics, à propos d’un personnage errant qui se déplace dans un paysage dévasté. La Terre est devenue un énorme dépotoir à ciel ouvert, elle est jugée inhabitable, et une portion de la population terrestre a été relocalisée dans une structure complètement artificielle juste à l’extérieur de l’atmosphère terrestre.

Et nous suivons un personnage qui a été échoué sur cette planète, qui s’est écrasé sur cette Terre, et il ne sait évidemment pas où il se trouve, il ne comprend pas son environnement, il ne parvient pas à en faire sens, et même une goutte de pluie, il ne comprend pas ce que c’est, parce que bien sûr, cela ne se produit pas sur sa planète artificielle. Il trouve une copie de La Tempête de William Shakespeare dans les décombres et cela devient un peu son guide psychologique dans cet environnement nouveau, étrange et surréaliste. C’est ainsi que l’histoire commence.

Et alors, vous avez rêvé de ça, ou c’est… je ne sais pas, vous avez joué à Death Stranding et vous aimez tout cet univers de paysage apocalyptique ?

V.H. : Non, l’histoire derrière tout ça est en fait assez personnelle, parce que je suis passé par une période assez sombre à ce moment-là. Ça a duré quelques années où je me sentais vraiment mal, et en fait, quand je fermais les yeux la nuit, mon environnement ressemblait vraiment à ça. Et donc, oui, je voulais trouver un moyen de faire quelque chose qui soit très vrai par rapport au genre, mais aussi de le transformer en une touche très personnelle. Et donc, parler de mon histoire, de comment faire face à la dépression, ou peut-être pas comment y faire face, mais à quoi ça ressemblait d’être vraiment déprimé. Mais je crois que c’est une histoire pleine d’espoir, et même optimiste à la fin.

Ça dépend vraiment de votre approche. Pour le début, on est vraiment dans une science-fiction classique de type « destin tragique », où, ok, la Terre est inhabitable, où l’humanité a été relocalisée dans un satellite… Êtes-vous pessimiste de nature, ou voyez-vous vraiment que les inégalités vont de plus en plus loin ?

© Viktor Hachmang / Casterman

V.H. : Oui, exactement. Eh bien, il y a un élément satirique, bien sûr. Je pense que l’histoire touche un peu à des choses que je ressens, parce que oui, je dirais que je suis un peu pessimiste, des choses qui sont très présentes maintenant, comme l’inégalité croissante, évidemment, cette structure hiérarchique qui ne peut vraiment pas tenir, l’isolement où beaucoup de gens souffrent, en fait, de ne pas pouvoir se connecter à leur environnement, le côté sombre de la technologie. Je pense que toutes ces choses sont abordées assez légèrement, peut-être de manière ambiguë, mais je pense que c’est clair pour le public. Et oui… je dirais que je suis pessimiste maintenant que je résume tous ces thèmes.

Il y a quelque chose de très particulier dans la narration, car vous écrivez à la deuxième personne du singulier. Donc, on ne décrit pas ce qu’il fait, mais peut-être qu’il se parle à lui-même ou que la voix que le lecteur entend, est aussi la voix qui vous place directement dans la tête du personnage principal. Est-ce que c’était l’intention de vraiment mettre le lecteur dans la tête du personnage ?

V.H. : Oui, l’un de mes principales influences en écriture est l’écrivain britannique de science-fiction J.G. Ballard, et je pense qu’il le dit très bien. Sa science-fiction n’est pas intéressée par l’espace extérieur mais par l’espace intérieur. C’est plus sur, comme vous dites, ces divagations psychologiques de ce personnage. Mais encore une fois, cette histoire pourrait être lue de plusieurs manières, car on pourrait aussi la lire comme si elle était dite par l’un des personnages fantastiques qui joue un rôle en arrière-plan, Ariel, du conte de Shakespeare. Donc, on pourrait vraiment la lire de différentes façons, soit comme un monologue intérieur, soit comme si quelqu’un observait le personnage principal, Geo, errant. Je laisse ça ouvert.

Et est-ce que c’était quelque chose que vous vouliez faire dès le départ ? Parce qu’en le lisant, je pensais que ça aurait pu aussi être parfait comme un projet presque silencieux, parce qu’on pourrait juste le voir errer, découvrir et lire sans avoir de texte. Y a-t-il eu une version à un moment donné où vous vous êtes dit que ça pourrait être sans texte ?

V.H. : Oui, c’était en fait ma première histoire, mais mon éditeur m’a déconseillé cela. Il pensait que ce serait plus intéressant si on le rendait encore plus, vous savez, sinon ça le rendait extrêmement ennuyeux, parce que l’histoire pourrait être plus écrasante de cette manière, où ce serait juste quelqu’un errant dans un champ de néant, et puis soudainement un rayon de lumière capturant quelque chose dans cet environnement naturel, comme un petit insecte ou un peu de lumière sur une goutte de pluie. Mais évidemment, mon éditeur a dit que c’était trop extrême, qu’il fallait peut-être ajouter des personnages secondaires. Peut-être que ce serait intéressant d’introduire une autre présence. Et donc, il y a quelques personnages supplémentaires, pas beaucoup, mais il y en a.

Pas beaucoup. Et pourquoi La Tempête ? Pourquoi ce livre en particulier ? Vous êtes un fan de ce livre ?

V.H. : Oui, évidemment, c’est l’un des classiques de Shakespeare. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles ce livre était intéressant à introduire. Évidemment, une influence est Robinson Crusoé, où Robinson trouve la Bible et l’utilise comme un dispositif d’évasion. Il commence à la lire et cela le guide, cela détourne son attention de sa situation. J’aime beaucoup cela, mais étant donné que je ne suis pas un homme religieux, j’ai cherché un autre livre intéressant, une autre œuvre d’art qui pourrait fonctionner de la même manière.

J’ai commencé à lire La Tempête quand j’étais assez jeune, je n’en comprenais pas beaucoup, mais je l’ai repris plus tard et j’ai trouvé que ce texte disait beaucoup sur notre environnement actuel. Il touche en fait à des questions comme la légitimité pour d’autres d’avoir la domination sur d’autres, et même à cette époque, de façon assez révolutionnaire, il aborde des sujets comme le colonialisme, le racisme, et il y a même un personnage vraiment intéressant, un généraliste. Et donc, je me suis dit que cela pourrait être une œuvre intéressante qui pourrait guider notre personnage, peut-être en tant que voix très classique qui pourrait nous guider dans notre état contemporain.

Vous pensez aussi que l’art peut être un guide dans la vie réelle ; peut-être que cela vous est arrivé, qu’il y a eu une rencontre ou un film qui a vraiment changé votre façon de penser ou de voir les choses ?

V.H. : Oui, complètement. Je pense que, pendant que je traversais ces turbulences, de petites choses que l’on trouve prennent une grande signification. Oui, donc définitivement, l’art est une forme d’évasion, mais aussi un moyen de clarifier ce qui se passe dans votre environnement personnel, mais aussi dans le grand monde extérieur.

Il faut aussi parler de la construction du livre, du style de dessin. Est-ce que vous avez pris du temps pour le faire, parce qu’en regardant d’autres de vos travaux en ligne, c’est totalement différent. Donc, avez-vous eu du mal à trouver le style pour ce livre ou cela a-t-il été facile pour vous, étant donné que vous avez l’habitude d’expérimenter beaucoup de choses ? Comment définissez-vous un ton graphique ?

V.H. : Cela me vient assez naturellement. Je savais quel arc je voulais développer tout au long de l’histoire, mais tous ces chapitres sont venus de manière très improvisée, comme du jazz. Je ne voulais pas planifier chaque page, je me suis juste mis à dessiner et, une fois le chapitre terminé, le style variait même tout au long du livre. Je pense que le style s’adapte au thème que je veux exprimer dans ces courts chapitres.

© Viktor Hachmang / Casterman

Et même avec le rythme, les cases que vous choisissez, c’est toujours peut-être pour vous une manière de rendre la page intéressante pour le lecteur, ou même pour vous, peut-être que vous ne voulez pas vous ennuyer en dessinant. Donc, comment abordez-vous la construction, en termes de cases, de rythme ?

V.H. : Oui, je travaille sur des doubles pages. Je veux que les gens feuillettent le livre et que chaque double page soit une surprise. C’est la chose la plus importante pour moi. Donc, je l’aborde par paires de pages. C’est ma façon de travailler.

Mais dessinez-vous toujours dans l’ordre chronologique, c’est-à-dire que vous commencez vraiment du début à la fin ou bien vous dessinez certaines pages dès le début, puis vous les assemblez ?

V.H. : Oui, c’est extrêmement fragmenté. Donc, je commence peut-être à la fin. Je pense qu’il est aussi intéressant ou important de mentionner aux auditeurs que le livre n’est pas non plus dans un ordre chronologique. Vous pourriez effectivement le lire dans un autre ordre si vous le souhaitez. Maintenant, il suit les saisons d’une année, mais vous pourriez aussi peut-être le lire dans un autre ordre. Je l’ai conçu de manière à ce que vous puissiez le lire de plusieurs façons différentes, oui.

Ce qui frappe aussi, c’est l’utilisation des couleurs, surtout avec le pantone, et vous avez mentionné avant que vous aviez réfléchi aussi à ce que les couleurs et leur intensité peuvent ajouter à l’histoire.

V.H. : Le monde que j’essaie de dépeindre est complètement ravagé et pollué, et j’ai pensé que les couleurs fluorescentes transmettraient cette idée de produits chimiques déversés, d’huile et de lumière émise de manière très étrange, presque horrifique. Donc, oui, c’est de cette manière que j’ai utilisé les couleurs fluorescentes dans la majeure partie du livre, où tout le monde, enfin, les cieux émettent de la lumière, comme dans un jaune pâle maladif. Mais il y a aussi de la lumière rose, qui, pour moi, est plus porteuse d’espoir et plus comme un ciel crépusculaire agréable. Et oui, j’ai essayé d’expérimenter de toutes les manières possible la façon dont je pouvais utiliser ces couleurs fluorescentes tout au long du livre.

J’ai discuté avec d’autres artistes qui me disaient que l’impression de ce genre de choses avec certaines couleurs peut être assez difficile si on ne fait pas tout un livret, de 8 pages, avec l’utilisation de ces couleurs. Est-ce aussi un défi pour vous, juste la partie impression, pour le côté plus technique de la fabrication du livre ?

© Viktor Hachmang / Casterman

V.H. : Oui, il y a eu beaucoup de tests d’impression impliqués dans ce projet et comme je l’ai dit, j’expérimente ça depuis plus de 10 ans, donc je sais maintenant comment faire. Mais c’est une bonne question, car le défi le plus extrême était de savoir si je pouvais créer des couleurs boueuses et brunes avec cette palette fluorescente. Il faut garder à l’esprit que toutes les couleurs utilisées, à l’exception du noir, étaient fluorescentes, mais bien sûr, je voulais aussi obtenir des couleurs plus naturelles. Donc, ça m’a pris beaucoup de temps de faire des tests d’impression pour trouver des tons de brun et d’autres couleurs atténuées qui convenaient à certaines parties de l’histoire.

Ça me semble comme une référence à la fin : peut-être que le message est qu’on peut juste être heureux, même seul, juste par nous-mêmes. Est-ce le message que vous vouliez transmettre, que même dans l’endroit le plus désespéré, on peut trouver du soulagement simplement en étant bien avec nous-mêmes ?

V.H. : Oui, je pense que c’est d’être en harmonie avec son destin, avec les cartes qu’on nous donne. C’est ainsi que j’ai vécu la fin de l’histoire, mais bien sûr, c’est légèrement ouvert, donc j’aimerais entendre d’autres interprétations d’autres lecteurs, bien sûr.

D’accord, alors quel est le prochain projet ? Travaillez-vous déjà sur quelque chose ou vous prenez une pause après cet album avant de passer au suivant ?

V.H. : Pour être totalement honnête, je suis complètement vide en ce moment, il ne reste plus rien. Je me sens comme un citron pressé, il n’y a plus de jus pour l’instant. Mais oui, il y aura certainement une nouvelle histoire.

Vous avez toujours d’autres histoires ou d’autres projets à faire ?

V.H. : Oui, exactement, il y a toujours des choses à faire, mais il n’y a rien de planifié pour le moment.

L’Arpenteur de Viktor Hachmang, Casterman

Traduction de Basile Béguerie


Tous les visuels sont © Viktor Hachmang / Casterman

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