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par Thomas Mourier - le 24/09/2024
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par Thomas Mourier - le 24/09/2024

« À chaque fois que je dois faire une page, j’essaie de faire quelque chose de nouveau pour me stimuler. » Interview de Sole Otero pour Walicho

Après le très remarqué Naphtaline, Prix du Public 2021 à Angoulême, Prix du Festival Vinetas et Prix des lycéens à Colomiers, Sole Otero revient avec un épais recueil Walicho qui sous couvert d’horreur et d’histoire de sorcières arrive à dépendre notre société actuelle faite d’agrégats et d’histoires mélangées. Très graphique et original dans sa forme avec ses nouvelles connectées, je vous propose un entretien avec celle qui raconte des histoires de sorcières hautes en couleur.

Samedi 21 septembre, Walicho reçoit le Prix Prima Bula au festival Formula Bula, un prix qui lui permettra d’être mis en avant dans 400 librairies partenaires. Une belle mise en avant du travail de l’autrice, après les prix pour Naphtaline, dont on découvre seulement un pan de sa bibliographie. Elle est l’autrice d’une vingtaine d’albums jeunesse et d’une dizaine de bandes dessinées mais également pas mal d’histoires courtes dans ses anthologies ou à lire en ligne. 

Walicho aborde l’histoire de l’Argentine à travers ses autochtones et sa colonisation, à travers ses légendes et ses habitants d’aujourd’hui, liés par trois sœurs accompagnées d’un bouc méphitique. Trois siècles d’histoires qui vont se dévoiler dans une dizaine de nouvelles toutes connectées. 

Des histoires où la dessinatrice joue avec les codes, change de style, de narration, de mise en scène. Des contes modernes où les mails, textos et internet ont autant de poids que les runes, pentacles ou les formules magiques. 

Un ensemble relié par l’envie de questionner de réel à travers le fantastique ou l’expérimentation graphique et nous n’avons pas résisté à questionner Sole Otero à Formula Bula. 

Dans ce livre, on découvre ces trois sorcières, mais également des légendes Mapuche, auxquelles tu empruntes le titre Walicho, quel était le point de départ de ce livre ? 

Sole Otero : Je voulais faire une histoire qui connecte l’animisme et la religion institutionnelle de l’Argentine : avec tout le développement de la culture qui vient avec ça. Religions polythéistes, religions monothéistes, mais aussi l’arrivée de la science pour montrer l’environnement autour de ces trois femmes, encore vivantes, mais plus faibles parce que la nature autour d’elle a disparu.  

Sole Otero en train de réaliser une fresque à Formula Bula / Photo ©Thomas Mourier

Est-ce que tu as fait beaucoup de recherches ou ce sont des réflexions que tu avais emmagasinées au fil des années ?

S.O. : J’ai fait un peu de recherche, surtout sur la culture Mapuche parce que je ne voulais pas dire de choses fausses. La culture Mapuche vient de Patagonie et j’ai grandi à Buenos Aires, donc je me suis documenté.

Mais pour le reste, ce sont des éléments de mon quotidien, des choses que je connais bien.

Ces histoires parlent surtout de notre époque —même si elles démarrent en 1740— de patriarcat, de virilisme et de féminisme, tu souhaitais faire des liens entre passé et présent ? 

S.O. : Oui exactement. Mais je voudrais également connecter des éléments différents, on parle de religions comme je le disais, mais également de générations dans l’identité argentine : un mélange de gens venus avec la colonisation, les autochtones qui habitaient là avant. Mais aussi entre la religion de ces gens et celle des esclaves arrivés d’Afrique. 

Aujourd’hui, tout cela est mélangé en Argentine, mais il y a eu un moment où tout était bien séparé. Et ça parle de ces mélanges, de ce qui fait l’identité argentine. 

On a tout un panel de femmes, comme dans Naphtaline où tu brossais déjà plusieurs portraits très différents, positifs ou non. Tu passes du temps en amont à les écrire, avant de te lancer dans l’histoire ou le découpage ? 

S.O. :  Non, mais j’y pense beaucoup avant de commencer à écrire et dessiner. Qui sont ces personnages, mais surtout quelles sont les connexions entre eux !

Sur Walicho, je ne voulais pas faire de backstory parce que c’est une histoire d’horreur. C’est le genre d’histoire que j’aime le plus. Et dans ces histoires il ne faut pas tout comprendre, il faut garder des choses cachées. On ne garde seulement les choses qui arrivent aux personnages dans l’histoire. 

Et justement, c’est ce type d’écriture qui t’a poussée à faire des nouvelles connectées plutôt qu’une histoire d’un seul tenant ? 

S.O. : C’était pour sortir de ma zone de confort. J’ai toujours l’idée de faire une histoire chorale et le genre de l’horreur me paraissait intéressant. Ça vient aussi de l’influence de la littérature sud-américaine et espagnole, que je lis beaucoup maintenant, qui sont souvent composés de nouvelles comme ça.

Notre part de nuit de Mariana Enriquez, Je chante et la montagne danse d’Irène Solà, La Saison des ouragans de Fernanda Melchor sont toutes des histoires d’horreur fragmentées, où les fragments forment une histoire finale. J’ai essayé de faire la même chose en bande dessinée. 

Tu les as écrites dans l’ordre du livre ? 

S.O. : Non, mais une fois écrites je les ai dessinées dans l’ordre. J’ai démarré avec une des histoires et ça à grandi autour. 

Sur le découpage justement, il y a un aussi une recherche, avec ces cases dans de grandes images, ces cases superposées —déjà présentes dans Naphtaline— comment tu as travaillé ça ? Et ça vient d’où ? 

S.O. : Ça vient surtout de mon ennui [rires]. À chaque fois que je dois faire une page, j’essaie de faire quelque chose de nouveau pour me stimuler. 

Depuis mon premier livre, j’essaie de faire des choses comme ça, j’aime bien les auteurs qui expérimentent avec la narration comme Quino —le premier que j’ai découvert, parmi ceux qui cherchaient à expérimenter avec la planche de BD—puis Chris Ware, Ruppert & Mulot, Olivier Schrauwen… 

Tes personnages sont souvent massifs, aux proportions exagérées, tes décors s’enrichissent de motifs, tapisseries, design, comment tu travailles tes planches ? Tu fais beaucoup de recherches avant ? Ou plutôt de l’improvisation ? 

S.O. : Je fais ça directement sur la planche. J’ai une formation en design textile et je m’intéresse beaucoup à la texture par exemple.

Pour les proportions des corps, je voulais sortir du style dessinatrice jeunesse que j’ai eue pendant des années. Ça m’est venu un peu plus tard, ces proportions sont « un peu plus adultes », mais je pense aussi que c’est une esthétique féministe. C’est un style qui évite la sexualisation et les corps façonnés pour le regard masculin. 

C’était déjà présent dans Naphtaline, et entre ce dispositif et ces questionnements, tu questionnes beaucoup le réel. Est-ce que c’est la façon de traduire le réel dans la fiction qui t’intéresse ? 

S.O. : Oui, et s’il n’y a pas de connexion avec le réel, je ne trouve pas d’intérêt à faire le projet. Pour moi, faire une bande dessinée, c’est un peu comme faire une catharsis, une thérapie, ça change des choses pour moi. C’est ma motivation pour faire l’album. 

Je voudrais que tu nous parles aussi des couleurs qui ont une fonction narrative, avec ces roses fluo qui tranchent comme le bouc ou d’autres presque effacées.

S.O. : J’ai beaucoup étudié la narration par la couleur —je donne d’ailleurs un cours en ligne sur Domestika— et ça m’intéresse beaucoup, surtout la manière dont les réalisateurs de cinéma l’utilisent. J’essaie de faire la même chose en bande dessinée, la couleur est un autre élément pour communiquer les émotions, et je l’utilise dans les planches pour montrer mieux ce qui se passe à ce niveau. Mais je l’utilise aussi de manière plus classique, au niveau du code couleur pour délimiter les temporalités par exemple.

Et pour la couverture, comment es-tu arrivée à celle-ci ? Il y a beaucoup d’étapes ?

S.O. : Oui, je fais beaucoup de croquis. Avec les personnages, sans les personnages, avec différentes compositions. Et c’est mon éditeur qui a choisi celle-là.

Au début, c’était le personnage d’Ailin qui était au centre, mais avec mon éditeur on a eu envie de changer pour les trois sœurs et Ailin s’est retrouvée sur la 4e de couverture.

Je crois que pour ton prochain projet, tu travailles encore sur la thématique des sorcières ? 

S.O. : Oui, c’est une bande dessinée jeunesse que je réalise avec Anaïs Halard [découvrir son interview ici] chez Casterman. C’est une école de sorcières avec deux sorcières et une compétition de sorcières, mais c’est complètement différent de Walicho et je m’amuse beaucoup. 

Le premier volume est déjà fini, il y a quelques retouches et la couverture à faire.

Mais entre Walicho et cet album, il n’y a pas beaucoup de temps. Tu es super rapide.

S.O. : Oui, Anaïs m’a surnommée Speedy Gonzales de la BD [rires]

Walicho de Sole Otero, ça et là

Traduction de Anne Plantagenet


Toutes les images sont ©Sole Otero / ça et là
Photo : ©Thomas Mourier

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